« Il offre sur l’eau tranquille du fleuve une silhouette élégante. Il ne rappelle point certes, du moins vu de loin, un navire. On dirait plutôt un immeuble original, vaste, avec terrasse, posé miraculeusement sur la Garonne. » C’est par ces mots que La Petite Gironde décrit l’étrange bateau qui vient de s’amarrer à Bordeaux dans son édition du 31 décembre 1912.
C’était un fameux rafiot dont la curieuse silhouette a marqué les rives de la Garonne à Bordeaux d’une guerre à l’autre. Pendant une trentaine d’années, le « bateau soupe » bordelais a accueilli ceux qu’on appelait alors « les indigents ». Et son équipage n’a pas chômé. Les deux premières années, on y a servi 347 320 soupes et 74 327 repas.
Les statistiques sont scrupuleusement entretenues et on sait aujourd’hui que, chaque année, le navire aux allures de restaurant flottant accueillait :
900 hommes et 250 femmes malades ou chômeurs ;
650 hommes et 100 femmes infirmes ;
250 enfants et 220 femmes enceintes ou mères nourrices.
Les rapports précisent que la mortalité des nourrissons est très faible, leur croissance étant surveillée par le service médical du bateau. Car le bien-être des femmes avant et après l’accouchement était une obsession du généreux donateur à l’origine du « bateau soupe ».
C’est un destin étonnant et tragique que celui de Daniel Osiris, le philanthrope qui a imaginé ce navire de bienfaisance. Juif marrane d’origine modeste, ce Bordelais est monté à la capitale vers 1840 comme petit employé de banque. En quelques années, le Rastignac girondin gravit les échelons, réalise des affaires juteuses, devient un investisseur surdoué et un banquier d’affaires redoutable. En prime et en bonus, Daniel Iffla de son vrai nom tombe amoureux et épouse en juin 1854 Léonie Carlier, une fille d’entrepreneur. Hélas, elle meurt en couches l’année suivante comme les jumeaux qu’elle portait.
Ce drame va terrasser l’homme d’affaires qui ne se remariera jamais. Daniel Iffla décide alors de changer de nom pour Osiris et, comme le dieu égyptien, se métamorphose en bienfaiteur. Tout en continuant à amasser une fortune avec une réputation de pingre, le banquier va se transformer en serial philanthrope. Il finance des fondations, des écoles, des synagogues.
Stéphane Bern avant l’heure, il restaure le château napoléonien de Malmaison (dans les Hauts-de-Seine) qu’il donne à l’Etat. Un peu Coluche, il va financer des œuvres sociales comme le « Pain pour tous » qui distribue des repas aux plus démunis à Paris. Un peu Yunus, il invente le micro-crédit et accorde des prêts sans intérêt aux artisans et petits marchands de quatre saisons.
Quand vient sa mort en 1907, M. Osiris lègue sa fortune à l’Institut Pasteur (ce sera le plus gros donateur de tous les temps), à l’Institut du radium de Marie Curie… et à la mairie de Bordeaux.
Son testament stipule que les 2 millions de francs (environ 9 millions d’euros actuels) qu’il alloue à sa ville natale soient consacrés à la construction et à l’entretien d’un bateau-asile.
Le conseil municipal renâcle. Mais l’exécuteur testamentaire, le docteur Roux qui dirige l’Institut Pasteur, est intraitable. Pas de bateau, pas de leg.
Car derrière cet asile flottant, Osiris avait sa petite idée que relate son biographe Gab : « Il prévoit et déjoue les répulsions de la misère chez les propriétaires récalcitrants et les plaintes processives ou opposantes de voisins (…) ; alors il lui assigne un siège hors des habitations sociales, sur un bateau pour en faire une île inattaquable autant qu’indestructible, par les atteintes malsaines et des villes et des êtres… » Il y a plus d’un siècle, les menaces étaient les mêmes qu’aujourd’hui quand s’installe un centre pour SDF, toxicomanes ou migrants…
Inauguré en 1912, le navire n’était pas qu’un distributeur de soupes populaires, il comprenait des salles de repos, des stocks de vêtements, un service médical qui contribua à réduire la mortalité infantile. Il aurait pu fonctionner encore quelques décennies comme l’Asile flottant de l’Armée du salut qui accueillit des générations de clochards parisiens de 1930 à 1994. Mais réquisitionné par les Allemands en 1940 et transformé en batterie de DCA, le Bateau soupe sera coulé en 1944. Aujourd’hui, on peut encore voir son épave à très basse marée. Coulé le « bateau soupe », mais cette idée de refuge flottant pour les exclus mériterait peut-être d’être renflouée…