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« Imaginons le travailleur social comme un Sisyphe heureux »

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Professeur de philosophie spécialisé en éthique médicale et du travail social, Eric Fiat réhabilite la fatigue. Et suggère de l’assumer afin de soulager les professionnels de leur souffrance au travail.
Pourquoi dresser une ode à la fatigue ?

De même que le jeune héros des Habits neufs de l’empereur d’Andersen – seul à dire que le roi est nu quand tout le monde fait semblant du contraire – libère la société du mensonge, le travailleur social pourrait libérer l’institution de la comédie de l’infatigabilité. Au lieu de toujours participer à ce simulacre où chacun feint la compréhension de ce qui se dit, fait bonne figure, affiche une énergie factice, il est capital qu’on puisse avouer son mal-être. Confier sa fatigue à autrui revient à reconnaître une finitude, une fragilité, ce qui n’est pas si aisé dans un monde obsédé par la performance et la force. Ce à quoi j’aspire, c’est que cette assomption trouve un écho chez les autres et crée une solidarité des fatigués. Il ne s’agit pas juste de s’écouter soi, mais aussi d’être écouté par les autres. Mon métier de professeur est de mettre en mots ce que les professionnels vivent, d’essayer de rendre hommage à ce qu’ils éprouvent. Cela peut leur apporter une forme de soulagement et quelque chose comme le désir de se dire que, malgré tout, ils font un métier extraordinaire. Plutôt que de lutter contre la fatigue, essayons d’écouter les leçons qu’elle peut nous enseigner, parmi lesquelles le courage.

L’activité du travailleur social est un peu celle de Sisyphe, puisqu’on n’en finit jamais avec la misère humaine. Mais je crois qu’à l’instar de Camus on peut imaginer Sisyphe heureux. Bien qu’il sache que la lourde pierre qu’il transporte redescendra la pente, à un moment il peut contempler l’horizon, s’accorder la satisfaction d’avoir bien fait les choses. Et, là, il éprouve du bonheur justement parce qu’il ne prétend pas changer le monde. Cela suppose qu’on lui laisse un peu le temps et que ces moments de vacuité ne lui soient pas enlevés.

Comment définir la fatigue ?

Il importe de distinguer la bonne et la mauvaise fatigues. La bonne fatigue est celle du sportif vainqueur, des amoureux qui ont cueilli dans les bras l’un de l’autre toute la nuit les doux fruits d’amour, du professionnel qui, à la fin de la journée, a l’impression du travail bien fait. L’âme n’est pas fatiguée, presque allégée par le souvenir de cette satisfaction. Par symétrie, la mauvaise fatigue concerne le sportif vaincu, les amoureux qui ont connu le fiasco ou le professionnel qui, à la fin de la journée, a l’impression du travail mal fait. Ce n’est alors pas simplement le corps qui est fatigué mais aussi l’esprit. Usé par le remord de la défaite, le regret de l’impuissance, le sentiment d’être mis dans des conditions où il est de plus en plus difficile de continuer d’aimer son travail. Cette fatigue prend souvent la forme d’un épuisement. On est las d’être soi, on est même las d’être. Avec cette mauvaise fatigue, quelque chose résiste au repos, qui n’est plus réparateur.

Y a-t-il un profil de professionnels davantage menacé ?

Mon inquiétude est qu’aujourd’hui les travailleurs sociaux subissent plus souvent une mauvaise qu’une bonne fatigue, sa forme la plus terrible étant le burn-out. Ce phénomène ne menace pas le paresseux car il exige deux ingrédients : d’une part, être scrupuleux, vouloir bien faire son travail ; d’autre part, être en quête de reconnaissance. Ces deux caractères font des victimes du burn-out des êtres admirables mais fragiles. Nous avons tous besoin d’être reconnus. « Le moi s’éveille par la grâce du toi », disait Bachelard. On attend du travail qu’il nous légitime. Si on arrive à déléguer, si on a suffisamment de garanties venant des autres de notre légitimité d’être, on va pouvoir prendre du recul. Les échecs, les manquements, les déceptions ne seront pas si graves.

Pourquoi cet épuisement semble-t-il si prégnant dans le travail social ?

Dans le secteur social, des professionnels souffrent sans oser ou pouvoir le dire. Or une souffrance gardée pour soi longtemps s’envenime. Moi, éducateur, j’en ai assez de ce nouveau directeur légaliste qui n’écoute pas et impose ses nouvelles méthodes. J’ai envie de me plaindre. Mais en m’occupant de ce jeune, j’ai conscience que sa situation est bien pire que la mienne, et je n’ose pas. Selon une belle expression de la langue française, une lettre qui n’a pas atteint son destinataire est une lettre en souffrance. En la renversant, on comprend qu’il n’y a pas de pire souffrance que celle qui n’atteint pas son destinataire, autrement dit qui n’arrive pas à se dire ou, quand elle se dit, trouve un interlocuteur sourd.

Vous soulignez aussi que le métier se transforme en profession. C’est-à-dire ?

Même si on peut bien exercer ce métier sans vocation initiale, il relève tout de même d’une aspiration dans la mesure où, à l’origine, il provient d’une tentative pour répondre à ce que Levinas définit comme ce à quoi tout homme est appelé : ne pas laisser autrui seul avec sa souffrance. Il s’agit donc d’un travail pas comme les autres. Quand le travail est un métier, il est considéré comme un dû de l’existence, mais quand il n’est qu’un emploi, il ressemble plutôt à une rançon de l’existence. Or nous sommes dans une époque où la sensation que le métier est remplacé par l’emploi est forte. Le modèle du métier est artisanal. On devient davantage un homme de métier par l’habitude, l’expérience, l’écoute des anciens que par ce qu’on a appris sur les bancs d’école. Aujourd’hui, une certaine organisation managériale fait que les us des professionnels leur sont imposés de l’extérieur. Des pratiques qui leur donnent le sentiment qu’il est difficile de continuer à exercer leur métier. Dans un emploi, il faut être adaptable, effectuer de nombreuses tâches, en devenant informaticien, chef de projet, publicitaire, vendeur. Le faire-savoir prend le pas sur le savoir-faire. Si on aime ce qu’on fait, on ne peut qu’éprouver la triste impression qu’on nous éloigne du cœur de notre métier.

Quelles en sont les manifestations ?

On relève une conjonction de plusieurs facteurs, parmi lesquels un langage dévoyé. Je croyais être venu au monde pour dire : « Vos yeux sont comme deux saphirs brillants de mille feux », comme O’Malley dans Les aristochats, et voilà que je m’entends dire à un collègue : « Il faut absolument qu’on se voie avant le CEVU pour voir si on fait une DBM2 au sujet des OCTS ! » La langue n’est pas qu’un moyen de communication. Lorsqu’on emploie une langue saturée d’acronymes et de sigles, le rapport à soi-même, à l’autre et au monde en devient plus dur, uniquement fondé sur une raison calculante et non pas méditante. Il en va ainsi dans tous les secteurs. Mais quand on rencontre l’humain dans sa fragilité la plus aiguë, une personne perdue qui va mal, on sent nettement que cette langue ne peut pas lui convenir. Résultat, les travailleurs sociaux sont obligés à une espèce de schizophrénie qui les conduit à employer une tout autre langue suivant qu’ils s’adressent à un usager ou à un collègue. Cette dichotomie est presque un abîme, qui peut effranger l’estime de soi. Camus disait : « Mal nommer les choses, c’est ajouter aux malheurs du monde. » En renversant sa citation, on peut dire que bien nommer les choses, c’est ajouter à son bonheur. Quand les professionnels peuvent se ressaisir d’une langue qui est vraiment la leur, donc retrouver le cœur de leur métier, ils vont mieux.

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