« En primaire, je tapais tout le monde. Ça, c’est, je pense, parce que c’était que mes parents s’étaient séparés, je l’avais un peu mal. Je n’avais pas de copains, je ne voulais pas avoir de copains et j’aimais bien taper tout le monde. Je voulais toujours être le boss. Faire peur. » Ces mots sont de Christian, 18 ans, dont le parcours a bénéficié d’une analyse biographique dans le rapport intitulé « Carrières délinquantes et parcours de jeunes en institution » mené en 2022 par Hélène Cheronnet, chercheuse en sociologie et membre du Clersé(1) pour l’Ecole nationale de la protection judiciaire de la jeunesse (ENPJJ), ministère de la Justice. Il est l’un des sept jeunes qui constituent une partie du corpus de cette recherche : âgés de 18 à 23 ans, ils ont tous fait l’objet de mesures de justice pénale, ont été suivis en milieu ouvert et se sont racontés lors de deux entretiens semi-directifs menés à un an d’intervalle.
Un travail qui a mobilisé le récit de vie en tant que recueil de paroles brutes, articulé avec une approche théorique plus large, qui croise la sociologie des parcours de vie, les dynamiques sociales avec la sociologie de la déviance. Chaque frise biographique est assortie d’une analyse sociologique du parcours. « Ce n’est pas juste en demandant à un jeune de raconter sa vie que l’on va produire des connaissances, analyse Hélène Cheronnet. Il a tendance à mettre l’accent sur des choses plutôt valorisantes, ou alors à faire l’impasse sur des zones d’ombre. Donc on ne peut pas considérer que l’on recueille de la vérité, sinon une représentation de celle-ci. »
Même si le récit de vie ne se suffit pas à lui-même, cette pratique est au cœur de la recherche en sciences humaines et sociales. Développée notamment par Daniel Bertaux(2), père de l’ethnosociologie, elle irrigue des disciplines aussi variées que l’histoire, la linguistique, la sociologie, la psychologie ou les sciences de l’éducation. A travers cette étude consacrée aux « carrières » délinquantes, les jeunes ont livré des fragments très personnels. Du placement initial par la protection de l’enfance aux premières « bêtises », d’un ressenti d’exclusion ou facteurs favorisant la désistance (par opposition à la récidive). Autant d’événements venus réorienter les trajectoires de façon brusque.
Kevin, 21 ans, qui avait noué des liens profonds avec sa famille d’accueil, revient sur ce qu’il a éprouvé après une rupture avec cette dernière. « Je haïssais tout le monde. Alors j’étais correct, j’étais très correct, très poli, mais à partir du moment où je suis parti de ma famille d’accueil, à partir de mes 12 ans, je n’arrivais plus à créer de relations de confiance, même de relation affective avec des adultes […]. Et c’est à partir de ce moment-là que je suis un peu parti en “live”. Je suis tombé malade, dépression, tentatives de suicide, hôpital psy […]. Il y a une fois même où on m’a récupéré, j’étais, pff… limite à l’article de la mort. »
Habitués à raconter leur vie aux différents travailleurs sociaux qui ont jalonné leurs parcours, ces jeunes montrent parfois une certaine lassitude face à de telles sollicitations. « Ici, nous sommes dans un autre espace, ils savent qu’ils ne sont pas obligés de parler, précise Hélène Cheronnet. Il m’est d’ailleurs déjà arrivé de me déplacer et qu’un jeune dise avoir changé d’avis. Il faut le respecter. » Des aléas qui n’empêchent pas le corpus choisi de présenter des qualités de réflexivité et une capacité à porter un réel regard rétrospectif sur son propre parcours. « Le fait de s’intéresser à eux a un impact, reprend la chercheuse. Ils en sont même surpris pour certains, tant leur image de soi est entamée. »
Pour donner de la complexité et ne pas cantonner ces jeunes à une étiquette de « délinquants », l’étude s’est attachée à la notion de « parcours ». A partir des récits de chaque jeune adulte – Christian, Kevin ou Steven – croisés avec l’analyse des rapports écrits par leurs éducateurs sur dix ans, ainsi qu’un entretien avec le travailleur social ayant exercé la dernière mesure des uns et des autres, Hélène Cheronnet propose des frises biographiques qui synthétisent les événements saillants de leurs trajectoires. « Les éducateurs en formation prennent conscience qu’un jeune ne se résume pas aux trois mois de son placement en institution, qu’il y a un avant et un après. Raisonner en termes de parcours contribue à leur apporter un autre regard. »
(1) Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques.
(2) Destins personnels et structure de classe, éd. PUF (1977), et Les récits de vie. Perspective ethnosociologique, éd. Nathan Université (1997).