Le 17 mars 2023, à 15 h 30, Roland Janvier, docteur en sciences de l’information et de la communication, est chargé d’une délicate mission : synthétiser et mettre en perspective les temps forts des assises nationales de l’Anmecs (Association nationale des maisons d’enfants à caractère social), qui se terminent à Montpellier. Depuis trois jours, des centaines de professionnels ont assisté aux interventions de la crème de la protection de l’enfance pour réfléchir ensemble aux évolutions de ce secteur en pleine mutation. Pendant un peu plus d’une heure, le chercheur en sciences sociales retrace la grand-messe des principaux lieux d’hébergement des mineurs confiés à l’aide sociale à l’enfance (ASE). Difficultés d’un secteur chahuté par des évolutions législatives et sociétales permanentes, crises des vocations, quête de sens, transformation des établissements, collaboration inter-institutions, nouveaux modèles de gouvernance et on en passe, aucun des défis à mener ne semble avoir été oublié.
Hormis un. « Pendant ces trois journées, on a assez peu entendu parler des parents », signale, entre malice et regrets, Roland Janvier. De fait, sur l’ensemble de ce programme pourtant exhaustif, un seul atelier était consacré aux ascendants des mineurs suivis.
Un vide béant, symbolique de l’éternel antagonisme qui semble opposer les familles et les professionnels de la protection de l’enfance. « Cette dernière s’est historiquement d’abord construite sans les parents, puisqu’elle recueillait les enfants abandonnés, puis dans une logique de protection des enfants, donc contre eux », rappelle Enrique Garcia, éducateur spécialisé pendant vingt ans, puis formateur depuis douze ans dans une école de travail social.
Depuis les lois de 1889 et 1898 qui, pour la première fois, avaient permis à la collectivité de s’immiscer dans la sphère familiale pour protéger les enfants, la situation a évolué. Depuis 2002, les différentes lois ont redessiné les missions de la protection de l’enfance. En passant d’une logique de pure mise à l’abri des mineurs à une optique d’assistance des parents en difficulté dans leurs tâches éducatives, on a mécaniquement introduit les familles dans l’équation du devenir de l’enfant.
Sans pour autant faire disparaître la méfiance réciproque entre ces usagers et les travailleurs sociaux. « D’un côté, une institution dont l’histoire contribue à alimenter la représentation négative dans l’esprit des familles. Malgré l’existence d’un large éventail d’interventions possibles, la protection de l’enfance reste associée au placement, figure repoussoir suprême qui peut être brandie par l’institution pour que le parent se conforme à ce qui est attendu de lui. De l’autre, le parent désigné comme défaillant, puisque l’intervention d’une assistance par la protection de l’enfance suppose, par définition, qu’il ne s’est pas conformé aux normes éducatives, analyse Emilie Potin, docteure en sociologie. Alors que le fait que les couples biactifs des classes supérieures délèguent une partie de leurs charges parentales est valorisé, cette délégation est stigmatisée quand elle concerne les populations défavorisées auxquelles on impose une aide contrainte. Déjà empêtrées dans des difficultés économiques, d’emploi, de santé, de logement, les familles ne supportent pas d’être privées de la maîtrise de cette délégation. Tous ces éléments entraînent une crispation de la relation. » Entre des parents culpabilisés et estampillés comme déficients, voire potentiellement dangereux, et une institution toujours imaginée comme menaçante, rien d’étonnant à ce que le malaise demeure.
D’autant qu’à ces idées reçues négatives s’ajoutent des incompréhensions mutuelles. Difficile, pour des parents souvent complexés par des études courtes et des professions précaires, de ne pas se sentir en décalage avec des travailleurs sociaux appartenant à un milieu socio-professionnel supérieur. Sans compter que les acronymes multiples et le vocabulaire propre au secteur, parfois utilisé pour rassurer les usagers sur les compétences de leurs interlocuteurs, accentuent au contraire les problèmes de communication. Et créent un déséquilibre dans la relation. « Contrairement à celle d’un plombier, l’expertise d’un éducateur est difficile à objectiver, explique Enrique Garcia. Pour préserver son identité et asseoir sa légitimité, le travailleur social a tendance à endosser le statut du sachant face à l’usager. »
Les va-et-vient législatifs oscillant entre le strict intérêt de l’enfant et celui de leurs géniteurs sont une autre source de malentendu : ils ont, sans le vouloir, introduit l’idée que ce qui est favorable à l’un ne le serait pas aux autres. « Cela donne l’impression de deux camps distincts : ceux qui se préoccuperaient de l’enfant contre ceux qui prioriseraient les parents, alors qu’il faut penser aux deux », estime Enrique Garcia.
Evidemment, la situation s’améliore. « Même si certains considèrent toujours que les parents ne sont pas la cible prioritaire de leur intervention, les mentalités ont évolué. Quand la loi de 2002 a introduit l’idée d’une participation parentale, c’était pour nous aussi révolutionnaire qu’impensable, se souvient l’ancien éducateur. Aujourd’hui, c’est ancré dans les mentalités. Certaines notions connaissent même un réel succès. L’empowerment, le pouvoir d’agir, est par exemple désormais la thématique la plus choisie pour les mémoires de master au Conservatoire national des arts et métiers. »
Pour autant, cette collaboration reste généralement contrôlée. La participation, d’accord, mais sous conditions. « Les éducateurs acceptent que les parents aient leur mot à dire, mais j’ai le sentiment que l’amélioration s’est figée à ce stade, juge Enrique Garcia. C’est toujours à l’éducateur d’établir les règles, toujours aux parents de s’y conformer sans exprimer de désaccords. Ils doivent se raconter en permanence. La famille reste un objet de travail. On travaille sur elle plutôt qu’avec elle. »
Loin, donc, du diagnostic partagé, de la co-construction du parcours de l’enfant ou de la participation à la vie des établissements appelés de ses vœux par l’ASE. « Leur accès aux établissements se limite souvent à des moments festifs, considère Enrique Garcia. Même là, ils sont surveillés. Hormis dans les cas de maltraitance grave, ce ne sont pourtant pas tous de dangereux criminels ! »
Même lorsqu’il se glisse docilement dans le moule qu’on lui a préparé, le parent n’est pas sûr de se débarrasser du stigmate de l’adulte défaillant. « A l’image de cette mère qui, après avoir suivi avec succès une cure de désintoxication, trouvé un emploi puis un logement, a reçu un avis négatif d’un éducateur pour récupérer ses enfants », regrette le formateur. Le parent a beau faire, le passé semble plus tenace que les perspectives d’avenir.
Des principes aux réalités du terrain, il y a un pas. « Au-delà des réticences, les raisons sont souvent principalement prosaïques, estime Laurent Gebler, premier président de la chambre des mineurs à la cour d’appel de Paris. En manque de personnel et de moyens, l’ASE privilégie l’enfant, et le lien avec les parents, notamment avec le travail sur la parentalité, n’est pas fait. »
Les éducateurs ont d’autres circonstances atténuantes. « Les professionnels ont beau s’être appropriés le souci de travailler avec les familles, leur mission première est de protéger les mineurs. Leur posture naturelle est donc de rester sur le qui-vive, note Emilie Potin. En outre, construire une relation d’aide ne peut pas se faire malgré les usagers. Pour établir la confiance, il faut du temps. Mais la transformation des formes familiales, où les parents sont de plus en plus souvent séparés, l’injonction à collaborer avec la famille élargie et les temps de mesures éducatives raccourcis par les textes les obligent à hiérarchiser les priorités. »
Malgré tous ces obstacles, les équipes éducatives se lancent dans des expérimentations, quitte à essuyer les plâtres, et développent une collaboration accrue avec les familles. Des initiatives innovantes pour avancer côte à côte, plutôt que l’un contre l’autre.