« Quand j’ai découvert le lieu, j’étais subjugué par la beauté des paysages. Je ne me lasse pas de contempler ce décor idyllique. Les personnes qui viennent nous voir disent que nous avons de la chance, même si on a parfois la sensation d’être un peu perchés », décrit Thibault Rigaux, directeur de la maison d’enfants à caractère social (Mecs) Le Bettex, installée en Haute-Savoie à 1 350 m d’altitude. A l’instar de cette structure établie dans deux chalets typiquement montagnards, nombre d’établissements sociaux et médico-sociaux (ESMS) se trouvent au « sein de nulle part », enclavés au beau milieu des champs, des montagnes, ou entourés d’eau. Des structures qui jouissent, certes, d’un cadre agréable et d’air pur, mais dont la distance peut rendre les déplacements au quotidien parfois pesants. « L’atout, c’est qu’on est tranquille. L’inconvénient, c’est qu’on est loin de tout », philosophe Pascale Nicolaï, coordinatrice de l’Ehpad Valle Longa Alta Rocca « Maria de Peretti », situé à plus de 40 minutes en voiture de la ville de Propriano (Corse-du-Sud).
Installer un établissement « loin de tout » est pour certains une volonté associative. A l’image de La Croix des Quatre Chemins, une structure située en pleine nature auvergnate qui accueille des jeunes adolescents dits « incasables » pour des séjours de rupture(1). « L’idée est de proposer un lieu de vie qui soit éloigné de leurs pratiques sociales habituelles. Il nous fallait un endroit dans la nature pour pouvoir proposer des activités en lien, des voisins pas trop proches, sans que cela soit un désert. Parfois même on trouve qu’on n’est pas assez perdus par rapport à certaines problématiques de fugue », ironise Thierry Trontin, co-gérant de la société coopérative et participative (Scop) Educateurs voyageurs.
Souvent, travailler dans ces établissements isolés est également un choix personnel des salariés. « Je suis venue ici car l’engagement du travail proposé dans cette structure avait du sens pour moi. Peu importe que j’habite à presque deux heures de trajet. Le temps passé sur la route ne me pèse absolument pas », témoigne Mathilde Boutteville, éducatrice à La Croix des Quatre Chemins. Pour Romuald Rogie, devenir coordinateur de la Maison des Cimes à L’Hospitalet-près-l’Andorre, à la frontière entre la France et l’Espagne, cochait de nombreuses cases personnelles et professionnelles. « Intervenir dans une structure à taille humaine, au milieu des montagnes et pour soutenir un public de femmes et d’enfants… le projet avait tout pour me plaire, moi qui voulais compléter une première expérience dans un centre d’accueil maternel », se réjouit ce quinquagénaire qui n’a pas hésité à quitter ses Pyrénées-Orientales pour venir s’établir durant la semaine dans le village ariégeois.
Dans ces territoires à l’écart, à près d’une heure de route des zones urbaines ou accessibles uniquement par bateau, la mobilité est au centre des préoccupations. Le moindre rendez-vous médical, social ou récréatif d’un usager mobilise au moins un professionnel sur une bonne partie de la journée. Pour les directions, cela suppose de passer maître dans l’art de la gestion logistique. « Entre les visites, les médiations, les rencontres avec les différents intervenants, les conduites aux activités diverses, on passe le plus clair de notre temps sur la route pour transporter nos jeunes », confirme Thierry Trontin, co-gérant de La Croix des Quatre Chemins. A ce rythme soutenu, les trois voitures mises à la disposition des éducateurs rendent l’âme en seulement trois ans. Un surcoût financier pour la Scop Educateurs voyageurs qui gère le lieu de vie puydômois, mais qu’il n’est pas question de remettre en cause : « Nous sommes peut-être isolés, mais pas reclus ! Nous refusons que l’éloignement géographique soit un motif pour limiter nos déplacements. C’est à nous, professionnels, d’assumer », appuie Natacha Aubry, psychologue dans la structure. D’autant que ces trajets suscitent des échanges individuels intéressants sur le plan éducatif.
Ce ballet incessant de véhicules ne s’interrompt que lorsque la météo fait des siennes. « Quand il neige, les sableuses peuvent mettre du temps à dégager les routes. On est tous équipés de pneus neige, mais il arrive qu’on soit parfois bloqués », illustre Pascale Nicolaï. A Belle-Ile-en-Mer (Morbihan), rares sont les chutes de neige, mais les tempêtes, elles, viennent plusieurs fois par an entraver les liens avec le continent. Si l’hôpital du Palais est situé à proximité des commerces et de la vie locale, d’autres éléments sont à prendre en compte, parfois difficiles à jauger pour qui vit sur le continent. « Il faut par exemple tenir compte des horaires des bateaux. De même, pour tout ce qui est matériel ou alimentation, l’acheminement se fait uniquement par voie maritime, ce qui représente des frais supplémentaires », renseigne Julien Charles, directeur délégué de la structure. Et quand le mauvais temps entraîne la perturbation des allers-retours des navettes, voire les annule, il faut être en mesure d’improviser. Une réserve est ainsi prévue à cet effet, qui abrite notamment un stock de sécurité de repas. De quoi alimenter les résidents et les 200 professionnels pendant deux jours. En cas de soins non programmés, là encore, l’objectif est de se débrouiller avec les ressources en place. Avec, néanmoins, la possibilité de faire appel à un hélicoptère des pompiers en cas d’urgence médicale. « Quand on travaille sur une île, on n’a pas d’autre choix que d’être agile », poursuit le directeur bellilois qui, comme 99 % des personnels, a élu domicile sur l’île.
Manager dans un cadre isolé, c’est aussi accepter d’endosser la casquette, peu atypique, d’agent immobilier. Cette dernière s’avère plus que nécessaire quand il s’agit de recruter. « Dans la vallée de Chamonix, se loger coûte très cher. Pour trouver des prix plus abordables, il faut s’éloigner ; ce qui peut être une vraie contrainte pour attirer de nouveaux candidats. C’est pourquoi nous avons aménagé deux chambres de dépannage au sein de notre structure mises à disposition d’un nouveau salarié ou d’un stagiaire qui ne possède pas forcément de voiture », explicite Thibault Rigaux. Au Palais, en 2022, ce sont 1 500 nuitées pourvues directement par l’établissement hospitalier insulaire au bénéfice des nouveaux salariés ou intérimaires, faute d’autres solutions. Le territoire, très touristique à la belle saison, rend en effet l’accès à l’installation des professionnels complexe, sans compter que la vie coûte entre 10 % et 20 % de plus que sur le continent. « Nous essayons d’être proactifs, de faire de la veille, mais l’immobilier n’est pas notre métier, et il est indéniable que cela rend encore plus difficile le recrutement », objective Julien Charles. Le directeur délégué indique également travailler sur un « welcome pack » qui prévoirait une solution de logement en plus d’un emploi.
Au-delà du recrutement, l’enjeu est également d’inciter les professionnels à rester malgré l’éloignement. Passe encore de les attirer, de faire concorder un projet avec leurs aspirations et celles de leur famille, mais quand vient le froid, ne résiste pas toujours qui veut ! « On observe, comme dans d’autres professions, des phénomènes de saisonnalité assez marqués. Souvent, ils tiennent le coup pendant le premier hiver, et ensuite ils partent », regrette Romuald Rogie qui, lui, évolue comme un poisson dans l’eau au milieu des hauts sommets. Rester en vaut pourtant la chandelle. C’est la garantie d’exercer dans un esprit communautaire très vivant, qui fait la part belle aux solidarités locales. Nombreux sont ceux qui le vivent, à commencer par Thibault Rigaux de la Mecs située aux Houches. « Mairie, gendarmerie, école… nous avons la chance de travailler avec des professionnels qui nous connaissent bien et qui font preuve de bienveillance. Les éducateurs rencontrent plusieurs fois par an les instituteurs. Nous avons également noué des partenariats privilégiés avec des associations locales. Tout ceci est très porteur pour nous et pour les enfants accueillis. » Des acteurs qui ont tout intérêt à préserver un lien de qualité avec ces ESMS, ne serait-ce que parce qu’ils sont source de dynamisme pour le territoire, certains étant les principaux employeurs de la région. Dans l’Alta Rocca en Corse, une grande partie des 25 salariés de l’Ehpad de Levie est originaire du village ou de ses alentours. De même, à Belle-Ile-en-Mer, entre l’hôpital, l’Ehpad, l’accueil de jour, le foyer d’accueil médicalisé et le service de soins infirmiers à domicile, des familles entières travaillent pour cet établissement. De son côté, en reprenant, en février 2022, la mission du chantier d’insertion situé aux Voivres (Vosges), l’association Jeunesse et cultures offre une continuité d’emplois et d’activité économique dont ne peut se passer la commune. « Ce chantier était au départ une idée du maire, pour réhabiliter son village en proposant d’un côté de l’emploi et de l’autre des prestations de bûcheronnage et d’entretien des espaces verts. Il est arrivé plusieurs fois que des gens intègrent le chantier, le quittent, puis reviennent faute d’emploi ailleurs », rend compte Rémi Didier, chef du service « insertion par l’activité économique » pour l’association qui siège à Epinal.
Dans un contexte d’exode des établissements et services vers les villes, ces structures donnent aussi à voir une autre façon de travailler, où la distance géographique est gommée au profit d’une proximité renforcée avec les usagers. « Ce n’est pas parce que nous sommes loin qu’on nous oublie. Bien au contraire, on a beau être au bout du dispositif du groupement hospitalier de territoire, on est regardés de près, un peu comme un laboratoire d’expérimentation, revendique Julien Charles. Nos spécificités – petite taille, organisation, continuité de parcours dans un même bâtiment – attirent nos collègues du continent qui viennent régulièrement sur l’île pour nous accompagner. En somme, on y trouve tous, professionnels comme bénéficiaires, notre compte. »
Le pôle sanitaire et médico-social piloté par Julien Charles à Belle-Ile-en-Mer (Morbihan) partage une direction commune avec le centre hospitalier de Vannes, où il se rend une fois par semaine. De même, le directeur général se déplace sur l’île pour tous les événements importants. « Nous insistons aussi pour que les formations aient lieu sur le continent. C’est fondamental d’être rattaché à un groupement hospitalier de territoire et de pouvoir compter sur les équipes. On peut difficilement faire sans aujourd’hui, c’est la condition pour ne pas se sentir seul professionnellement », indique-t-il. Thibault Rigaux, pour sa part, est membre d’un groupement de directeurs d’ESMS de Haute-Savoie : « Je ne rate jamais une occasion de participer aux réunions parce que je considère qu’il est important de ne pas rester dans son coin. » Une démarche à laquelle Romuald Rogie, coordinateur de la Maison des cimes à L’Hospitalet-près-l’Andorre (Ariège), adhère à 100 %, pour rompre l’isolement professionnel mais aussi communiquer sur l’intérêt du dispositif qu’il coordonne depuis septembre 2022. « Ces rencontres entre pairs sont l’opportunité de mettre en avant le travail que nous réalisons auprès des autres professionnels du département. Il est important qu’ils puissent s’appuyer sur une diversité d’offres d’accueil sur le territoire. Peu importe la distance géographique à parcourir, je tiens vraiment à participer à ces instances collectives pour qu’on ne nous oublie pas. On envisage d’ailleurs de recruter une troisième personne pour que je puisse avoir plus de temps pour participer à ces moments d’échange. »