L’infirmière du matin vient de commencer ses transmissions. Rien de neuf depuis hier, nous annonce-t-elle fatiguée. Ah si, il y a un nouveau résident, arrivé la veille. « Peux-tu m’en faire une présentation rapide ? », ai-je demandé. Je n’aurais pas dû.
« Alors lui… Il nous arrive directement de l’hôpital psy. Désinhibition, opposition, hétéro-agressivité. Méfie-toi de lui, ne le contrarie pas. De toute façon, on le voit à son regard que c’est un pervers. Il y a un truc chez lui, un truc louche.
Dans la famille ils sont spéciaux. Sa femme ne voulait pas qu’il vienne ici, mais je crois qu’elle n’a pas trop eu le choix. Elle doit rencontrer l’assistante sociale cette semaine. Son fils a déjà appelé deux fois ce matin, il a posé des questions sur les traitements, la chambre, le médecin. On sent que ça va être compliqué avec eux, on a intérêt à avoir le même discours.
Côté accompagnement, c’est simple : aide totale pour tout. Repas mixé, ça va de soi. Et incontinent, mais ça tu t’en doutais. Bref… bon courage ! »
Sur ces mots, l’infirmière referme son calepin d’un coup sec, se lève et d’un rictus satisfait me laisse ébahie devant ce sombre tableau.
Je me répète les mots en boucle. J’imagine déjà un homme dangereux, profitant de nos soins rapprochés pour nous tripoter, nous frapper, que sais-je encore, tout ça avec la complicité d’une famille envahissante et manipulatrice. Avant même de l’avoir rencontré, je suis déjà persuadée que ça va être difficile, que notre charge de travail va s’en trouver considérablement alourdie, que nous n’y arriverons pas… et qu’il ferait mieux de retourner d’où il vient : en psychiatrie !
Je regarde mes collègues de l’après-midi. Hélène enchaîne son cinquième soir, Sophie a mal au dos et Martine est aussi épaisse qu’une sardine dénutrie.
J’en suis encore à mes lamentations quand Hélène vient me tapoter gentiment l’épaule.
« Hé, pas de panique, tu connais l’infirmière, elle exagère toujours. Monsieur Roseau est loin du monstre pervers qu’elle décrit. Il a une démence frontale ; alors oui, il y a eu des problèmes dans son ancien service, mais ça relève plus de l’exhibition que de l’agression. Il est opposant aux soins, c’est vrai, mais il suffit d’y aller en douceur et de bien expliquer les gestes. Et si vraiment il refuse, on diffère. Il n’a pas besoin d’aide pour tout, mais il est très lent, alors il faut le laisser aller à son rythme. Quant à sa famille, elle est très présente, mais réellement inquiète. Ne t’en fais pas. »
Je respire. Entre Docteur Jekyll et Mister Hyde, il y a un monde. Les mots durs d’une soignante blasée et les mots doux de ma collègue confiante. Et au milieu, cet homme que je ne connais pas encore. Mes mots s’ajouteront aux leurs, et les siens aux nôtres. Des mots, un homme inconnu dans un service différent, et une nouvelle histoire.