Je devine tout de suite qu’il est ronchon. Il avance d’un pas décidé, agrippé à sa canne. Jacques, 81 ans, sort une enveloppe de la banque et me la tend.
– Ras-le-bol de la tutelle ! J’ai plein de sous de côté, alors pourquoi je dois me serrer la ceinture, hein ? Je veux m’acheter une voiture, des beaux habits et faire la fête. C’est pas interdit, si ? Je vais pas crever comme un pesteux avec un compte en banque de PDG, bordel !
– Chuuut ! Ce n’est peut-être pas nécessaire de le crier sur tous les toits. Il finit par s’asseoir pour me raconter sa vie.
– J’ai fait Mai 68, moi Madame ! J’y étais aux manifs !
Nan ! Je n’en reviens pas. Un spécimen original de 68 ! Je n’y crois pas ! Ça m’évoque une époque que j’aurais voulu vivre, probablement fantasmée, avec toute cette foule de jeunes qui manifestent pour la liberté, l’émancipation de la femme. L’empowerment en direct ! « Il est interdit d’interdire » : ça fait rêver, vu qu’aujourd’hui, il est interdit de tout faire, de fumer, de manger de la viande, de se taper la bise. Et puis aussi de penser : des managers sont payés pour ça. De créer : trop aléatoire en travail social. D’innover : trop risqué. De participer : trop gênant pour les décideurs. En bruit de fond, j’entends chanter les slogans : « Prenons nos désirs pour des réalités », « Ne prenons plus l’ascenseur, prenons le pouvoir », « Faites l’amour pas la guerre », « Soyez réalistes, demandez l’impossible ». Ça ressemble drôlement aux aspirations d’émancipation et de développement du pouvoir d’agir véhiculées par ma vision du travail social. Je m’imagine en train de jeter mon soutien-gorge en l’air.
Monsieur Jacques poursuit son récit :
– Oh là là, ils étaient lourds les pavés, et notre casque pas très solide…
Bam ! Dans ma tronche le pavé. Je renfile mentalement mon soutien-gorge à la hâte.
– Hein ? Quoi ?
A 26 ans, Monsieur Jacques avait été appelé en renfort dans les rangs des CRS. Il glisse avec un sourire attendrissant :
– Bah, c’était des étudiants, j’pouvais pas matraquer…
Il sourit, encore un peu ailleurs. Accessoirement, j’appelle « la tutelle » pour un rendez-vous et faire le point sur sa situation. Mais quand même, j’adore ces tranches de vie. Chaque rencontre est une aventure humaine. A côté, Marco Polo peut aller se rhabiller ! Et quand il m’arrive d’oublier pourquoi je fais ce métier, il y a toujours quelqu’un(e) pour me le rappeler. Il m’a requinquée pour un tour, Monsieur Jacques !