IL Y A QUELQUES JOURS, A TRAVERS LA PORTE DE SON BUREAU, le chef de service, Jérôme Simon, a de nouveau entendu un rire d’enfant retentir. Un éclat de gaieté venu percer un calme tout aussi inhabituel. Des rires et du silence, la maison d’enfants de Hagetmau, dans les Landes, n’en avait pas connu depuis la rentrée. L’arrivée en septembre dernier de Noam(1), 8 ans, a été l’étincelle de trop dans un équilibre très précaire. Atteint de troubles grandissants depuis son placement en janvier 2021, Yannis,7 ans, avait déjà nettement détérioré le quotidien des enfants de 6 à 12 ans hébergés par l’association Foyer familial de Hagetmau. Non que la maison d’enfants à caractère social (Mecs) ait été sans les deux garçons un havre de sérénité. Problèmes de comportement, de développement, d’attachement, de sociabilité, profils psychotiques… Sept autres des 11 enfants accueillis à l’heure actuelle présentent des troubles multiples sévères.
Mais l’intensité de ceux subis par Noam et Yannis est sans commune mesure. Pendant des mois, leurs crachats, morsures, coups, insultes, hurlements, jets d’objets ont rythmé les journées des pensionnaires du foyer. Et leurs nuits, puisque les deux jeunes avaient aussi pour habitude de réveiller la maison par des cris poussés à l’oreille de leurs camarades endormis. Rien de comparable pour autant à leurs crises épisodiques de violence, où des meubles volaient à travers les fenêtres, des vitres étaient fracassées, des couteaux brandis en direction des autres ou d’eux-mêmes. Noam et Yannis font partie des profils à double vulnérabilité. De ces enfants victimes à la fois de difficultés familiales et de problématiques d’ordre médical, comme le handicap ou, ici en l’occurrence, les troubles psychiatriques.
Pendant des mois, les éducateurs ont tenu bon. Mais, de guerre lasse, ont fini par alerter le chef de service. En accord avec l’aide sociale à l’enfance (ASE), ce dernier s’est résolu à organiser deux séjours de rupture pour Noam et Yannis. « Notre maison a toujours accueilli des jeunes avec des profils psychologiques compliqués. Mais on en reçoit de plus en plus, et à des âges de plus en plus précoces. Jamais je n’avais dû prendre une telle mesure pour des enfants si jeunes. C’est malheureux, ça ne règle rien, se désespère Jérôme Simon. Nous ne cherchons pas à nous en débarrasser, mais nous devons faire vivre la collectivité : les autres enfants étaient en permanence dans l’hypervigilance, revivaient leurs souffrances passées, les éducateurs n’avaient le temps de s’occuper d’eux que quelques minutes par jour au moment du coucher. Ces jeunes aux problématiques multiples, qui sont placés chez nous faute de mieux avec un traitement et nécessitent la présence permanente d’un adulte chacun, dépassent notre prise en charge. C’est bien plus que de l’éducatif. »
Institutions en majorité gérées par des associations sous l’autorité des départements, les Mecs ont pour vocation d’accompagner et d’éduquer des jeunes en danger dans leur famille. Chargées d’accueillir les enfants dont les parents ne parviennent plus à assumer la charge, elles assurent théoriquement une mission temporaire. « Quand j’ai commencé à travailler, les enfants étaient accueillis de façon momentanée. Pendant leur séjour, ils continuaient de passer des temps en famille, détaille le chef de service. Ceux que j’accueille aujourd’hui sont placés chez nous en dernier recours, pendant des années, et seuls quatre d’entre eux voient leurs parents, dont la plupart en visite médiatisée. L’une des enfants de la maison est là depuis douze ans ! La plupart ne sont scolarisés que quelques heures par semaine, et nous prenons de plein fouet la crise du secteur médico-social. Dans tout le département, on ne compte que six lits en psychiatrie pour prendre en charge les adolescents, alors que, rien que chez nous, deux d’entre eux au moins auraient besoin d’une hospitalisation. » Résultat, les pensionnaires ne sortent quasiment jamais de la maison. Sans compter qu’avec des chambres de 6 m2 au lieu de 9 m2 et une simple cour pavée en guise de jardin, l’agencement des locaux provoque une promiscuité explosive.
En situation critique, la maison d’enfance de Hagetmau n’est pourtant qu’un exemple parmi d’autres des difficultés croissantes rencontrées en la matière par ces institutions. « Les enfants qui arrivent chez nous sont placés après toutes les autres tentatives, en désespoir de cause, analyse Alain Vinciarelli, président de l’Anmecs (Association nationale des maisons d’enfants à caractère social). Et ne peuvent souvent bénéficier d’un relais adapté. » Seulement voilà, les organismes sont eux aussi débordés. « La crise, qui rejaillit sur les structures médico-sociales, comme les Itep [instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques] ou les IME [instituts médico-éducatifs], les empêchent de prendre le relais autant que nécessaire, ajoute-t-il. Comme nous sommes les seuls établissements à fonctionner 365 jours par an, nous devons gérer ces profils en permanence. Les doigts dans la prise 24 h sur 24, les Mecs n’ont plus de temps pour souffler ni prendre du recul. »
Qu’il s’agisse d’enfants atteints de troubles psychologiques et comportementaux qui entravent leurs apprentissages et leur sociabilité ou d’enfants porteurs de troubles moteurs et sensoriels, d’un handicap mental ou d’une déficience intellectuelle liée à des troubles de la personnalité, les mineurs pâtissent d’interminables attentes pour obtenir la prise en charge dans des structures médico-sociales.
En fonction des disparités départementales, certaines maisons sont un peu mieux loties que d’autres. Spécialisée dans l’hébergement des enfants à double vulnérabilité, la maison Louise de Marillac, qui jouit de cinq pavillons cossus répartis dans les quartiers pavillonnaires du Bas-Rhin, bénéficie de partenariats avec les organismes médico-sociaux. « Aujourd’hui, 99 % de nos jeunes sont scolarisés, en IME, en Itep, en Ulis [unité localisée pour l’inclusion scolaire] ou en Sessad [service d’accompagnement des enfants en situation de handicap], explique Liza de Turckheim, directrice adjointe du foyer. Mais avant d’être diagnostiqués et d’obtenir un accueil approprié, ils patientent entre deux et trois ans. Il n’y a pas assez de places pour l’arrivée massive de ces profils particuliers. D’autant plus que des problématiques nouvelles apparaissent, comme celle concernant la sexualité : on voit depuis peu des enfants non pubères, souvent eux-mêmes victimes de viols, qui passent à l’acte avec d’autres enfants du même âge. » Alors, en attendant, les équipes éducatives « bricolent ». « Même si elles proposent des activités avec des relais, essaient de bénéficier par ricochet des conseils de nos partenaires médico-sociaux, rien ne remplace une prise en charge adéquate ni un pédopsychiatre, raconte Liza de Turckheim. Les enfants ne sont pas sécurisés, les éducateurs ne peuvent pas répondre à toutes leurs demandes, le groupe s’agite, casse, insulte, et c’est la spirale infernale. »
D’autant que ces profils complexes accueillis sur la durée viennent encore charger un système déjà fortement grippé. Selon les estimations de la Drees, à la fin 2021, parmi les 74 200 mineurs accueillis dans des établissements de l’ASE, 55 900 l’étaient en Mecs. Dix ans auparavant, ils n’étaient que 36 750 dans ces institutions. « Dans notre département, malgré l’augmentation de la capacité de prise en charge, les attentes de placement se comptent par centaines. Il y a six mois, ce n’était pas le cas, déplore la directrice adjointe. L’ASE organise des placements à domicile faute de mieux. » Selon l’Anmecs, 30 % de places supplémentaires seraient nécessaires sur tout le territoire. « Avec l’inflation des demandes de placement, les départements sont étranglés », précise Alain Vinciarelli.
Une ascension inversement proportionnelle au nombre de professionnels prêts à embrasser des métiers de plus en plus difficiles. Car à l’image de l’ensemble de la protection de l’enfance, les Mecs connaissent une crise des vocations. « Quand j’ai débuté, j’ai dû envoyer 80 demandes d’emploi avant d’obtenir un entretien ! Il y a quatre ou cinq ans, je ne recevais plus que 20 candidatures pour un poste, remarque Liza de Turckheim. Cette année, je n’en ai reçu que dix, dont certaines présentent des formations éloignées, comme boucher ou plâtrier : aucun candidat n’est diplômé ni issu du secteur. En tant qu’employeur, quand on trouve un profil intéressant, on change de posture. On est passé d’un processus de sélection à une opération séduction ! »
Il faut bien remplacer ceux qui ont préféré changer de voie. « La question de la rémunération devient compliquée. Certains salariés se sont rendu compte qu’ils étaient mieux payés en usine, indique la dirigeante. Avec la crise du carburant, d’autres ont été mis en arrêt maladie, car ils ne supportaient plus d’être tiraillés entre payer l’essence et nourrir leurs enfants : comment peut-on prendre en charge les autres quand on connaît soi-même de telles difficultés ? »
Sauf que les remplaçants potentiels sont visiblement échaudés par la dureté des conditions de travail. « Certains candidats sont réticents à travailler le week-end, d’autres veulent un contrat à durée déterminée pour “rester libres” ou choisissent l’intérim. Mais, en Mecs, la particularité de la relation éducative suppose d’apprivoiser le jeune et de construire une relation stable, décrit Liza de Turckheim. Alors on préfère payer des heures supplémentaires ou des astreintes aux équipes pour consolider les liens avec les enfants. Et les éducateurs finissent épuisés. »
Le changement de l’accès à la formation n’aide pas au renouvellement des générations de professionnels. La faute, notamment, à l’uniformisation des diplômes et au système de sélection Parcoursup. « La moitié d’une promo n’a placé le cursus de travailleur social qu’en cinquième ou sixième position dans ses vœux. C’est un choix par défaut, regrette la responsable. Alors beaucoup quittent la formation au bout d’un an, d’autres à la fin d’un apprentissage où l’on s’est investi pour les former. » Autre problème soulevé par certains professionnels, le contenu de l’apprentissage. Souvent jugé trop théorique ou trop généraliste, il ne préparerait pas suffisamment aux réalités du terrain. « On forme les étudiants à devenir des coordinateurs de projets plutôt qu’à répondre aux besoins spécifiques des enfants nécessaires à leur bon développement, déclare Alain Vinciarelli. On ne leur apprend pas assez à croiser les approches, en utilisant par exemple les apports des neurosciences ou des techniques de systémie. Face aux traumatismes des enfants, ils sont désarmés. » Difficile, dans ces conditions, de réglementer les taux d’encadrement, ce que tous les professionnels appellent de leurs vœux.
Selon Anne Devreese, vice-présidente du Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE), deux pistes d’amélioration se dessinent pour combattre cette érosion des vocations : « D’abord, il faut reconnaître la complexité des missions de protection de l’enfance, sortir du tout polyvalence, assumer de former des éducateurs spécialisés. Ensuite, il faut renouer avec la clinique institutionnelle pour mieux accompagner et soutenir les professionnels, prendre en compte les traumatismes auxquels ils sont exposés, et mieux prévenir les risques d’épuisement liés à la difficulté des missions. »
A force d’effectifs en berne et de publics aux besoins multiples en constante augmentation, les Mecs seraient-elles en voie de saturation ? D’autant qu’entre des moyens restreints et l’accumulation des législations qui drainent derrière elles une bureaucratisation de plus en plus pesante, les maisons d’enfance semblent être à l’épicentre de tous les dysfonctionnements de la protection de l’enfance. Educatrice coordinatrice au sein de la Mecs Coste, dans le Gard, Julie Rieussec passe l’équivalent d’une journée par semaine à remplir les différents rapports exigés par les législations successives. « Là où nous rédigions autrefois des notes en fonction des exigences, nous sommes contraints aujourd’hui de systématiser et de mettre en forme quotidiennement par ordinateur le moindre événement pour le transmettre aux différentes instances, explique-t-elle. C’est vrai que l’objectivation des situations a un avantage certain, puisqu’elle nous permet d’individualiser nos propositions et de mieux répondre aux besoins des enfants. Mais les collègues n’en peuvent plus d’assumer cette tâche sans temps supplémentaire ! »
Pour autant, la maison d’enfance brûle-t-elle ? Pas forcément, à en croire Anne Devreese. « Les MECS traversent certes une crise réelle et inédite, mais elles n’en sont pas moins le lieu d’avancées majeures, affirme-t-elle. Si l’activité augmente, c’est notamment parce qu’on identifie mieux les situations de danger, en particulier pour les petits. Il est d’ailleurs incontestable qu’il vaut mieux être enfant en MECS aujourd’hui qu’il y a 20 ans, puisqu’on s’est recentré sur l’enfant, la prise en compte de sa parole. En outre, dans les établissements, les travailleurs sociaux ont une meilleure connaissance des appuis scientifiques sur lesquels ils peuvent adosser leurs pratiques pour répondre à ses besoins. Et puis on accompagne mieux les jeunes majeurs qui sortent des dispositifs. » Malgré tout, il reste encore des progrès à faire pour transformer l’essai. « Les intentions portées par la loi ou par les projets ne se traduisent pas encore dans le quotidien en institution. Les réponses restent encore trop stéréotypées et pas assez diversifiées pour répondre aux besoins des enfants », tempère Anne Devreese.
Avec la loi de février 2022 sur la protection des enfants et le risque de désinstitutionnalisation qu’elle fait planer sur le secteur, en redonnant notamment une place accrue aux familles, un défi supplémentaire attend les Mecs. Sauront-elles trouver leur place en ouvrant davantage leurs portes ?
« Les enfants confiés ont besoin de compter sur les professionnels engagés affectivement dans la relation éducative, mais aussi de nouer des liens durables avec d’autres adultes, notamment bénévoles, pour nourrir leur réseau de sociabilité, point faible des placements. Si ces bénévoles s’impliquent dans la vie des enfants sous forme de parrainage, ou d’accueil plus durable, alors, les institutions doivent mobiliser des équipes pluridisciplinaires qui les soutiennent. C’est le contraire de la désinstitutionalisation », assure Anne Devreese.
De fait, les établissements ont amorcé leur mue. Et l’image des Mecs en vase clos, isolées en rase campagne, appartient aux clichés surannés. « Les Mecs sont de plus en plus organisées en petites unités, qui s’implantent au cœur des cités, dans des centres urbanisés, décrit Alain Vinciarelli. Elles ont commencé depuis un moment à diversifier leurs modes de prise en charge en fonction de la situation des mineurs, grâce à un ensemble de dispositifs. Ce sont les premières à déclencher des mesures en milieu ouvert renforcé, des placements à domicile, des accueils à la journée. Elles accentuent aussi leur collaboration avec les familles et les différents intervenants. »
Les initiatives se multiplient. A l’image de celle de la maison Louise de Marillac, qui propose des « week-ends de ponctuation » entre un jeune et un éducateur, pour des enfants « qui ne sont attendus nulle part ». La maison Coste s’évertue, quant à elle, à inscrire ses pensionnaires dans des activités en milieu ordinaire, en collaboration avec les familles. Arts, sports, actions caritatives, visites des volcans d’Auvergne ou des capitales européennes, depuis le placement de Noam et de Yannis, la maison de Hagetmau réussit elle aussi à nouveau à trouver le temps de monter des projets. Car Jérôme Simon en est sûr : « Nous devons faire de ces enfants de bons citoyens qui puissent s’insérer à l’extérieur. »
• 204 500, c’est le nombre de mineurs et jeunes majeurs en cours de placement à la fin de l’année 2021, soit 54,2 % des 377 300 suivis par l’ASE. Les 172 800 autres enfants bénéficient d’actions éducatives.
• Parmi les enfants placés, 74 200 sont accueillis dans les établissements de l’ASE, dont 75 % sont confiés aux Mecs (55 900 enfants) et 12 % aux foyers de l’enfance (8 900 enfants). Les hébergements en famille d’accueil concernent 74 200 mineurs et jeunes majeurs.
• 25 enfants sont accueillis en moyenne par les Mecs, répartis par groupes de 10 à 12 enfants. Les moins de 6 ans bénéficient d’un taux d’encadrement de 5,4 ETP (équivalents temps plein) par groupe ; les 7 à 12 ans, d’un taux de 6,1 ETP par groupe ; et les 13 à 18 ans, d’un taux d’encadrement de 6,6 ETP par groupe.
• 99,5 % des Mecs fonctionnent 24 h sur 24 et 365 jours par an. 73 % des structures hébergent la quasi-totalité de leur public pendant les week-ends et les vacances.
• 20 % du public des Mecs sont en déscolarisation complète, et 30 % ont reçu une notification MDPH.
Sources : Drees 2021 et Anmecs 2022
(1) Les prénoms des enfants ont été modifiés.