Eugénie, 89 ans, vit toute seule dans une maison très vétuste au milieu de nulle part. Elle fait ses courses grâce au petit épicier ambulant qui passe une fois par semaine. Elle élève trois poules et une chèvre. Elle m’explique au téléphone, avec son accent désuet qui roule les « r », qu’elle ne comprend pas pourquoi elle n’a pas reçu le chèque inflation. Ce n’est pas qu’elle soit une dingue de la surconsommation, bien au contraire : en termes de sobriété, elle est au taquet. Mais tout de même, le panier de courses a drôlement augmenté et ce n’est pas avec sa pension qu’elle va faire des folies. Elle n’a pas de famille, pas de mari, pas d’enfant.
Je passe à son domicile. Ce qui me frappe d’emblée, c’est un gros téléphone gris avec le cadran qui tourne, habillé d’un velours moutarde qui me renvoie direct dans les années 1980. Aussitôt, je me dis qu’elle ne peut même pas accéder à la plateforme, vous savez « tapez 1, tapez 2 ». Ça donne plutôt envie de taper sur celui qui n’a pas pensé à tous les cas de figure. Ne pas y penser, c’est accepter d’exclure.
Je contacte sa caisse de retraite, qui me dit qu’elle devra faire sa réclamation en ligne. J’explique la situation à un agent qui s’en contrefout. Je propose à Eugénie de faire un courrier « à l’ancienne ». Nous l’établissons ensemble puis nous attendons. A nouveau, une lettre type lui parvient indiquant une unique manière d’accéder à ce chèque inflation.
Il n’y a rien de plus frustrant que cette manière de vous faire sentir que vous n’êtes rien, que votre lettre a à peine été lue, que de toute façon, on s’en fout ! Si le défenseur des droits est clair dans ses recommandations : « conserver toujours plusieurs modalités d’accès aux services publics », sur le terrain, il n’en est rien. Et Eugénie, qui fêtera bientôt ses 90 ans, est sommée d’apprendre les subtilités informatiques si elle veut accéder à ses droits.
« Si une seule personne devait être privée de ses droits du fait de la dématérialisation d’un service public, ce serait un échec pour notre démocratie et pour l’Etat de droit » (Défenseur des droits, « Dématérialisation et inégalités d’accès aux services publics », 2019).
Voici l’image d’un échec flagrant qui n’émeut personne, parce qu’après tout, Eugénie, elle fait partie un peu des invisibles, des inaudibles, qui ne comptent pas. On nous rebat les oreilles avec le non-recours aux droits, la responsabilisation des personnes, leur participation active… Et dans le même temps, la fracture numérique ampute des personnes comme Eugénie d’une autonomie réelle jusque-là.
Moi je dis bravo ! Je n’ai pas d’autre mot. Bravo !