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Le pouvoir des mots

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Mots-valises, mots fourre-tout, sigles, acronymes et abréviations ont investi le langage des professionnels, quitte à les couper en partie des personnes qu’ils accompagnent. Les regards croisés d’une dizaine de chercheurs et d’acteurs de terrain questionnent et décryptent pour les ASH ces termes incontournables, mais parfois vides de sens ou emblématiques de la novlangue managériale.

Penser les mots du travail social revient à se poser l’éternelle question de l’œuf et de la poule : l’évolution des pratiques a-t-elle modifié le lexi­que professionnel ou, à l’inverse, l’irruption d’un jargon propre aux évolutions des politiques publiques et à une culture managériale en plein essor influence-t-elle les métiers sur le terrain ? Le langage du médico-social est-il responsable des transformations d’un secteur qui se diagnostique lui-même en crise ou n’est-il que l’avatar de ces mutations largement adossées au paradigme néolibéral ?

Loin d’être univoque, la réponse à ces interrogations reste à plusieurs entrées. Tout comme les définitions des termes questionnés dans ce dossier et soumis au décryptage de chercheurs et d’acteurs de la protection de l’enfance, du handicap ou de l’éducation spécialisée. Tous ont joué le jeu, soucieux de replacer chaque mot dans son contexte, de préciser son sens à l’aune de leurs expériences et, parfois, de tordre le cou à certaines idées reçues.

Discours dominant

Volontairement subjectif et forcément non exhaustif, ce lexique permet à la fois de redécouvrir la signification d’un verbe ou d’une expression – affadis ou vidés de leur substance à force d’être répétés – et de passer au crible des néologismes ou des termes empruntés au monde de l’entreprise. Tout un vocabulaire bureaucratique qui a fini, de l’avis de nombreux professionnels, formateurs et enseignants, par créer une véritable « novlangue », idiome inventé par George Orwell dans son roman d’anticipation 1984.

« Ce terme peut se définir comme le discours d’une classe dominante qui va s’approprier des mots, pour à travers eux diffuser sa vision du monde, analyse Laure Ferrand, docteure en sociologie au sein du laboratoire Lerfas, à Tours. Il y a inversion du sens des mots, voire oblitération de ce sens. On le supprime. C’est manifeste dans le travail social, par exemple, avec le mot d’“engagement” soumis à une énorme distorsion entre ce qu’y mettent les professionnels et ce que vont y inclure les politiques sociales. La novlangue génère des effets d’incompréhension. L’évolution des politiques publiques depuis quarante ans a fait basculer les politiques sociales de solidarité vers des politiques sociales centrées sur l’individu. Il faut être résilient – autre mot typique de la novlangue –, savoir s’adapter à tout, tout le temps. »

Au-delà des termes emblématiques de la vision entrepreneuriale (« gouvernance », « partenariat », « normes », « évaluation »), le langage du travail social s’est assorti ces dernières années de toute une série de mots-valises, de mots fourre-tout, d’acronymes et d’abréviations qui tendent à rendre la parole des professionnels moins intelligible par les personnes accompagnées. « Nous utilisons trop souvent un langage clinique ou managérial que l’usager ne comprend pas ou interprète mal, reconnaît Maxime Dauphin, éducateur spécialisé et doctorant en sciences de l’éducation à Paris 8. Au fil de notre approche inclusive, nous oublions que nous sommes dans une relation dissymétrique. Les personnes en situation de handicap ou de précarité, les jeunes ou les enfants peuvent alors se sentir encore plus relégués. »

Autre exemple de malentendu linguistique : le beau mot d’« humilité » dans la bouche des uns peut se transformer dans l’oreille des autres en « humilié ». La posture de modestie du professionnel se change instantanément en insulte par celui qui a besoin d’aide. Une incompréhension née du mésusage de certains mots trop compliqués, trop technocratiques, parfois trop flous. Une distance qui abîme la relation entre le travailleur social et celui qu’il accompagne, mais qui peut également créer un gouffre en amont et fragiliser l’éducateur ou l’assistante de service social.

« Il y a un grand écart entre les termes utilisés par les politiques publiques à travers les textes officiels, les rapports du Haut Conseil du travail social, qui donne les orientations et les intervenants de première ligne, reconnaît Brigitte Portal, elle-même assistante sociale, formatrice et fondatrice de l’association Anda-DPA, centrée sur le développement du pouvoir d’agir. Ce vocabulaire est trop conceptuel, théorique et déconnecté de leurs pratiques. Le terrain ne peut pas se le réapproprier. »

Définitions divergentes

Les professionnels ou les étudiants ont ainsi tendance à utiliser certains mots de manière un peu trop automatique, sans vraiment y mettre une intention précise ou sans se rendre compte que pairs et collè­gues ne leur donnent pas tous la même explication. « Les termes ne veulent pas dire la même chose selon qui les emploie, souligne Brigitte Portal. Prenons par exemple la notion de “respect” : elle fait partie des valeurs fondatrices du travail social, c’est l’article 1 du code de déontologie des assistantes sociales, mais quand on leur demande concrètement ce qu’elles entendent par ce mot, elles ne parviennent pas à en donner une définition. Cette notion varie beaucoup d’une personne à l’autre. »

Il en va de même pour l’incontournable « participation ». Le manque de précision de ce terme laisse libre cours à un très large spectre d’interprétations possibles, et singulièrement lorsqu’il s’agit de le mettre en pratique. « Pour les uns, il s’agit juste d’information ou de consultation, pour les autres, plutôt de concertation, voire de coproduction, reprend Brigitte Portal. Sur le terrain, les professionnels nagent. »

Le secteur du social et du médico-social est-il à ce point victime d’une attaque linguistique en règle ? La relation éducative ou celle d’aide sont-elles réellement fragilisées par des expressions « écrans de fumée » qui détricoteraient les liens fondant les métiers de l’humain ? Philippe Crognier, docteur en sciences de l’éducation et ancien directeur d’établissements et d’organismes de formation, est beaucoup plus optimiste. Il estime que si le langage mute, la novlangue, en tant que « simplification lexicale qui rend impossibles les idées », n’est pas arrivée jusqu’au travail social. « On a toujours les mots pour dire les choses, pour les affiner, pour revendiquer ou pour se plaindre. »

Dans une optique plus volontariste que positive, la philosophe et sociologue Anne Salmon (1) encourage les professionnels à s’emparer de cet univers des mots et de leur pouvoir. « Ce serait utile et stimulant qu’ils reprennent à leur compte la question du langage, qu’ils choisissent peut-être de nouveaux termes… En reprenant la main sur ce qu’ils disent, ils pourraient reprendre celle sur leurs pratiques. Réinterroger les mots permet de résister. »

(1) Anne Salmon et Jean-Louis Laville « Pour un travail social indiscipliné – Participation des citoyens et révolution des savoirs », éditions Erès, 2022.

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