La notion de « maltraitance », qui a émergé dans les années 1980, a reçu de multiples définitions et extensions. Depuis plus de trente ans, son champ d’intervention s’est étendu par ajout de nouvelles formes de violences. A l’origine, la maltraitance se référait à la violence physique. Au fur et à mesure du temps, elle s’est élargie aux violences sexuelles, aux négligences et aux violences psychologiques, avant d’englober plus récemment les effets des violences conjugales sur les enfants. On réunit donc sous un vocable unique une multitude de situations : insultes, carences affectives, coups, privations de nourriture, abus sexuels, humiliations… Le terme de « maltraitance » s’avère lui-même concurrencé par ceux de « violence », de « mauvais traitement », d’« abus », de « négligence »… En protection de l’enfance, on parle aussi de « danger » ou de « risque de danger ». Conséquence de cette abondance de mots et d’expressions, il est parfois compliqué d’identifier des actes de maltraitance.
Cette définition permet de clarifier les choses et d’être beaucoup plus transversal. Historiquement, on raisonnait par secteur : les Ehpad, le handicap et la protection de l’enfance, avec parfois des interprétations différentes. La nouvelle définition s’applique désormais à « toute personne en situation de vulnérabilité lorsqu’un geste, une parole, une action ou un défaut d’action compromet ou porte atteinte à son développement, à ses droits, à ses besoins fondamentaux ou à sa santé » [CASF, art. L. 119-1, ndlr]. Mais si cette approche globale est plus cohérente, elle ne règle pas tout. D’une manière générale, nous sommes tous confrontés à la violence. Elle est inhérente à la société, dont les établissements et services médico-sociaux font partie. La question n’est donc pas de savoir si cela va arriver mais ce qu’il faut faire quand cela survient. D’où la nécessité de réfléchir à des modalités de prévention et de gestion de la maltraitance plutôt que de penser qu’il est possible de l’éradiquer. Ou pire, de la nier. Or, actuellement, on a tendance à vouloir la faire disparaître. C’est contre-productif.
Ces dernières années, une injonction politique au développement de la bientraitance s’est imposée. Elle questionne les professionnels sur les seuils de ce qui est maltraitant ou pas. Mais nous n’avons pas tous le même rapport à la violence. Un acte n’est pas perçu de la même manière en fonction des professionnels, des structures ou du secteur. Certains vont signaler un événement, quand d’autres ne vont rien dire. Ce qui complique le recueil de statistiques fiables sur ce phénomène. Pour obtenir des données précises, il faudrait déjà savoir comment chaque professionnel repère et évalue la maltraitance. Sans définition d’un seuil, on ne peut pas mettre en place une politique de lutte satisfaisante. Lors de mes recherches, j’ai pu observer qu’une gifle donnée en réaction à la violence d’un jeune avait engendré différentes réponses de l’institution. Dans un établissement, le professionnel a reçu une sanction symbolique ; dans un autre, il a été licencié ; dans un troisième, il n’a eu aucune sanction.
L’expression renvoie à des espaces de négociations où les professionnels confrontent leurs points de vue et élaborent des compromis. Quand ils repèrent une situation « limite », dont ils ne sont pas certains qu’elle soit violente, ils échangent et déterminent ensemble, en fonction de différents critères, s’ils doivent la signaler ou non. Dans la très grande majorité des cas, la gestion de la maltraitance se fait de manière orale et informelle. Il n’y a pas de traçabilité. Le choix de signaler ou non une pratique ne dépend pas de l’acte ou de la situation mais de l’arrangement moral entre professionnels. Ils vont interpréter une norme et définir une « zone de tolérance partagée ». Ce qui donne des réflexions du type : « On fait cela pour le bien de l’usager », « c’est pour sa protection », « on n’a pas les moyens de faire autrement »… Mais ce processus de justification autorise une réinterprétation. L’objectif est de rendre l’acte éthiquement acceptable, et surtout conforme aux codes en vigueur dans l’établissement. Cette « zone de tolérance partagée » a ses limites car les professionnels n’excusent pas toutes les violences. Reste à connaître le seuil de gravité à partir duquel ils vont les dénoncer.
En termes de pratiques, les professionnels évoquent souvent le travail en binôme. De cette manière, ils appréhendent et gèrent mieux les situations. Si l’un est en difficulté, il peut passer le relais à l’autre. Ils mettent aussi en avant la possibilité d’analyser leurs pratiques, la capacité de pouvoir échanger avec leurs collègues. Pour beaucoup, c’est un moyen de mieux prendre conscience de potentiels actes de maltraitance. Ils peuvent échanger en toute confiance, sans jugement de valeur. La peur de mal faire ou d’être jugé comme ayant eu un comportement maltraitant est assez répandue chez les professionnels. Le rôle des cadres est de favoriser ces échanges, de manière sécurisée et dans une approche pédagogique. Enfin, certains professionnels estiment que ces situations douloureuses peuvent servir d’apprentissage. Les gestes inappropriés relèvent, selon eux, d’un manque d’expérience ou de formation. Ils pensent que les sanctionner systématiquement, en plus d’entraîner un grand nombre de licenciements, ne permet pas de progresser dans son travail. On apprend de ses erreurs. Ils analysent ces situations de maltraitances pour élaborer de nouvelles pratiques, jugées plus acceptables. C’est ce qu’on appelle la « reprise éducative ».
La loi de février 2022 a établi pour la première fois la distinction entre les violences commises au sein de l’institution et celles commises par l’institution. Dans ce dernier cas, on parle de « maltraitance institutionnelle ». Elle est souvent liée à un déficit de professionnels, un environnement de travail stressant, une désorganisation de la structure, un manque de formation des salariés… Pour autant, il ne suffit pas d’ajouter des professionnels ou d’augmenter les contrôles pour la réduire. En protection de l’enfance, par exemple, beaucoup trop de professionnels déplorent devoir accompagner des enfants ou des adolescents placés ici ou là par défaut, faute d’une réponse adaptée à leur problématique. Pour ces jeunes, l’institution peut être vécue comme persécutrice et générer des comportements violents de leur part.