C’est un jour comme un autre à l’atelier. Un jour ordinaire en milieu pas ordinaire. Assis à mon poste de travail, j’effectue sobrement ma tâche. Une feuille, trois plis, une enveloppe, au suivant. La mission du jour est répétitive, et laisse le temps à mon esprit de vagabonder à loisir. Je pense au week-end qui s’annonce, aux journées qui s’allongent. Le calme du jardin familial qui viendra agréablement contraster avec le brouhaha de l’atelier.
Gestes mécaniques et pensées oniriques, le temps passe lentement dans la quiétude de nos habitudes. Au loin, j’entends vaguement une rumeur, aujourd’hui c’est grève, et l’Esat est justement sur le parcours des manifs. Nous guettons l’arrivée du cortège avec plus ou moins d’impatience, je trépigne, Alain fulmine et Sophie s’en fiche.
Elle arrive, la foule bigarrée qui scande joyeusement les slogans de la lutte. On l’entend crier, déclamer et chanter.
« La retraite avant l’arthrite ! », dégaine un retraité solidaire.
Il est beau, ce manifestant solitaire qui défend ses droits et ceux de ses enfants. Mais pas les miens. Parce que moi, je ne suis pas vraiment concerné.
La retraite, elle est loin. Avec mon statut de travailleur handicapé, je pourrai partir à la retraite à 55 ans… mais avec mon syndrome de Down, je ne pourrai pas en profiter très longtemps. Mon espérance de vie est considérablement réduite, 60 ans en moyenne, 65 si j’ai de la chance… Cerise sur le gâteau, j’ai de grandes chances de développer une maladie d’Alzheimer avant.
« Métro boulot caveau », lui répondent les travailleurs syndiqués.
Tous unis pour le même combat, et la caisse de grève prendra le relais. Je regarde leurs pancartes et leurs drapeaux colorés. Pas de ça à l’Esat. Chez nous, pas de syndicats. Travail ordinaire et code du travail extraordinaire. Je ne suis pas salarié mais usager, et cette petite nuance fait toute la différence.
« Si tu nous mets 64, on te remet 68 ! », scandent les lycéens engagés.
Le lycée, je n’y suis pas allé, je me suis arrêté avant. AESH, Ulis, IMPro, SAVS, Esat, une multitude de sigles pour accompagner mon quotidien, loin des BEPC, BEP et BTS. Loin des manifs aussi.
« On veut des ronds et des bonbons ! », chante un enfant accompagné de ses parents.
Je souris. C’est décidément la pancarte la plus drôle du cortège. Des enfants, je n’en aurai pas, ça aussi mon syndrome de Down me l’interdit. Stérilité congénitale.
La foule compacte passe devant nous, travailleurs handicapés en pause qui attendons la fin du cortège pour nous remettre au travail.
La foule de la vie ordinaire, faite de gens ordinaires, amis, collègues et familles…
Moi, je suis entouré de travailleurs sociaux, d’usagers et d’aidants, d’autres mots pour d’autres proches, d’autres luttes pour d’autres droits. Je trépigne, Alain fulmine et Sophie s’en fiche, la pause est finie, on retourne au boulot.