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Un modèle fragile et convoité

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Nés en 2005, les GEM (groupes d’entraide mutuelle) ont pour vocation d’offrir aux personnes souffrants de troubles psychiques un espace de pair-aidance et d’autonomie éloigné du soin. Peu chers et faciles à monter, ils sont confrontés au risque d’être instrumentalisés, se transformant à leur corps défendant en structures médico-sociales qui ne disent pas leur nom.

« Le groupe d’entraide mutuelle [GEM] est un équilibre fragile nécessitant des administrateurs qui s’engagent par plaisir, des salariés qui connaissent leur rôle et savent se rendre dispensables, une structure d’aide à la gestion qui ne prend pas trop de place et accompagne un collectif dans la prise des décisions et une marraine présente. Dès qu’on enlève un élément de cette recette, elle n’est plus bonne. » En énonçant les ingrédients nécessaires, selon elle, à la réussite de ce modèle d’organisation, Clémence Bannier-Esnault, coordinatrice du GEM Le Nouveau Cap, à Nantes, synthétise toute la problématique de ces lieux associatifs en principe autogérés par leurs adhérents, dont les modes de fonctionnement sont aussi pluriels que les personnalités de celles et ceux qui les composent. Une pluralité qui fait leur richesse, mais peut-être aussi leur faiblesse.

Créés en 2005 par la loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, les GEM représentent aujourd’hui une constellation de plus de 50è associations réparties partout en France, qui regroupent près de 35 000 adhérents. Avec une même ambition : rompre l’isolement des personnes qui souffrent – majoritairement – de troubles psychiques, mais également d’autisme ou de traumatismes crâniens, pour leur permettre de se retrouver entre pairs et de récupérer un pouvoir d’agir parfois trop longtemps entravé par des hospitalisations psychiatriques ou des accompagnements institutionnalisés. Un espace qui se revendique totalement éloigné du soin et de la sphère médico-sociale. « Le GEM a été inventé par et pour les usagers », précise Claude Finkelstein, présidente de la Fnapsy (Fédération nationale des associations d’usagers en psychiatrie), marraine d’une quarantaine de groupes d’entraide mutuelle. « C’est une passerelle, un moment à part. On voulait un lieu où les personnes puissent retrouver de l’énergie, de la confiance en elles, un peu à l’image des alcooliques anonymes, même si les pathologies sont différentes. »

Financée par la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) via les agences régionales de santé (ARS) à hauteur de 83 000 € annuels, chaque microstructure doit être dotée, selon son cahier des charges, d’un conseil d’administration composé de ses adhérents et d’un parrain, garant de l’éthique, issu du secteur médico-social associatif ou de l’éducation populaire. Un troisième acteur peut éventuellement se greffer sur l’organisation : une structure gestionnaire qui épaulera le GEM en termes de ressources humaines et de comptabilité. Son implication est à géométrie variable en fonction de la capacité de chaque groupe d’entraide mutuelle à se maintenir dans la perspective d’autogestion voulue par les pères fondateurs. Quant aux adhérents, venus de tous horizons, ils sont tantôt suivis dans des services d’accompagnement à la vie sociale (SAVS), des services d’accompagnement médico-social pour adultes handicapés (Samsah) ou des hôpitaux de jour, tantôt simplement soignés dans des cabinets de ville. Seule condition à l’accueil inconditionnel qu’ils peuvent trouver dans un GEM : être stabilisés.

Alors que le contexte post-Covid semble avoir accentué les problèmes de santé mentale et que la notion d’« inclusion » est devenue la norme, les GEM doivent aujourd’hui trouver leur chemin sur une ligne de crête parfois sinueuse : ne pas abandonner leurs prérogatives aux mains de mastodontes du médico-social qui useraient de leurs pouvoirs de gestionnaires pour les instrumentaliser, mais ne pas risquer non plus de se désagréger à force d’isolement ou de manque de professionnalisation. « Les salariés d’un GEM n’ont pas d’obligation de formation, pas d’échange de pratiques et pas de communauté professionnelle, reconnaît Pierrick Le Loeuff, délégué général du Collectif national InterGEM (Cnigem), qui regroupe une partie des structures. Trop isolés, ils doivent se débrouiller avec des bouts de chandelle. Une situation d’autant plus difficile que nous vivons actuellement une véritable guerre mondiale de la santé mentale. Les gens ne vont pas bien. Cette dégradation associée au manque de cadre et à la perte de sens explique pourquoi autant de salariés font des burn-out ou démissionnent. »

« Mollusques invertébrés »

Initié en 2009 par Santé mentale France, l’Unafam (Union nationale de familles et amis de personnes malades et/ou handicapées psychiques) et la Fnapsy – qui s’en est désengagée depuis –, le Cnigem porte différentes revendications pour structurer les GEM. Pour qu’ils ne soient plus ces « mollusques invertébrés », comme les désignait un parrain au sein de l’étude commandée par l’association et publiée en décembre 2022 (voir page 10). Parmi les doléances, le besoin de former davantage les salariés – pourquoi pas en réactivant un module universitaire dispensé un temps à Paris 8 – et de valoriser les émoluments. Une pétition a d’ailleurs permis l’obtention, en février dernier, de la prime Ségur pour l’ensemble des salariés des GEM.

Une victoire pour les uns, qui y voient la reconnaissance du rôle déterminant des animateurs auprès des adhérents. Un non-sens pour d’autres, persuadés qu’une telle décision va à l’encontre de la philosophie même des groupes d’entraide mutuelle. « Je n’ai pas milité pour cela, parce que cette prime nous place d’office dans le champ du médico-social », dénonce Claude Finkelstein, de la Fnapsy. Ni soignants ni travailleurs sociaux, les salariés des GEM ont un statut à part et des profils très variés. Certains n’ont aucune expérience dans l’accompagnement et travaillaient auparavant dans des secteurs aussi disparates que le marketing, la vente ou l’artisanat. D’autres sont issus du médico-social et utilisent leur expérience de la vulnérabilité tout en ajustant leur posture au besoin d’autonomie des adhérents. Il s’agit de soutenir sans être directif.

« Je suis là pour permettre aux personnes que j’accompagne d’incarner elles-mêmes leur association, pour les aider à prendre leurs propres décisions, ce qui n’est pas du tout évident dans la plupart des structures plus classiques, précise Clémence Bannier-Esnault, éducatrice spécialisée de formation. Je trouve passionnant de faire ce pas de côté. Je me contente d’être un pont entre les personnes, de créer des connexions, et après je me retire. Ce genre de poste appelle à l’humilité professionnelle. L’usager est au centre et je n’interviens que sur l’organisation et l’apaisement du collectif. J’aurais bien du mal à retourner en institution. »

Quand la plupart des salariés sont directement employés par le conseil d’administration de l’association lorsque les GEM fonctionnent en toute autonomie, certains dépendent parfois d’une structure gestionnaire qui les a recrutés, en accord avec les administrateurs, et qui les paie. C’est le cas, par exemple, de 13 groupes d’entraide mutuelle chapeautés par l’œuvre Falret, association qui dirige par ailleurs une cinquantaine d’établissements et services spécialisés en insertion sociale et professionnelle ainsi qu’en accompagnement médico-social. « Dans tous les GEM dont je m’occupe, ce sont les adhérents qui ont souhaité ce type d’organisation, précise Carmen Delavaloire, chargée de la gestion des GEM au sein de l’œuvre Falret, présidente du Céapsy (Centre ressource troubles psychiques Ile-de-France) et membre du conseil d’administration du Cnigem. Une certaine sécurité leur est assurée en termes de ressources humaines ainsi qu’un suivi beaucoup plus adapté pour le salarié, car il bénéficie de temps d’échange, d’une possibilité de mobilité au sein de notre structure et d’un réel étayage. Les adhérents d’un GEM n’en sont pas forcément capables sans aide extérieure. Se positionner auprès des professionnels, cela s’apprend. »

Détournement de sens

Lorsque des collectifs de « gemeurs » ressentent le besoin d’être aidés, la convention de gestion avec une structure médico-sociale représente une solution à un management dégradé ou à des lacunes organisationnelles : l’établissement appelé à la rescousse garantit la survie du GEM et le bon déroulement de ses activités. Une option que rejette le sociologue Stefan Jaffrin(1), qui y voit un conflit d’intérêts : « La structure est alors à la fois le donneur d’ordre et le régulateur du GEM. Ce n’est pas possible. Je pense que, dans ce type de cas, il faut un consultant totalement extérieur. »

D’autant que, parfois, le processus est inversé. La raison d’être de ces espaces entre pairs est alors remise en question. « De plus en plus souvent, je vois se dérouler un schéma très pervers, s’alarme Marjaan Van Opstal, représentant de l’Unafam au CA du Cnigem et parrain de deux GEM franciliens. D’importantes associations qui s’occupent du handicap psychique à travers des centres médico-psychologiques ou des foyers de vie contactent les ARS en leur disant qu’elles aimeraient créer un GEM à tel endroit, pour tel type de public. Elles se présentent d’emblée comme les gestionnaires des futurs groupes d’entraide mutuelle. Elles ont toutes les manettes, alors que le collectif n’est même pas encore constitué, créent un GEM de toutes pièces et vont ensuite à la pêche aux adhérents. C’est une démarche tout à fait anormale. »

Si une telle inversion des normes semble aller à l’encontre du désir d’émancipation de ceux qui poussent la porte d’un GEM – ou qui contribuent à en faire bâtir un –, elle répond manifestement aux carences d’un secteur médico-social en manque de structures et de moyens. La Mutuelle La Mayotte, qui prend en charge 450 enfants dans le champ du handicap mental, autistique et psychique sur quatre départements d’Ile-de-France et qui est gestionnaire de huit GEM, a ainsi été à l’initiative de la création de certains d’entre eux en partant d’un constat clair : « Quand les enfants quittent nos Itep (instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques) parce qu’ils sont devenus adultes, il n’existe aucun établissement équivalent pour eux, mis à part des structures pour personnes très dépendantes, regrette Pascal Boucaud, directeur général de ce groupe d’établissements spécialisés. Mais il n’y avait rien pour rompre leur isolement social. »

Succursales à bas coût

Ancré dans des territoires touchés par une très grande précarité (Seine-Saint-Denis et Val d’Oise), ce gestionnaire a peu à peu bâti ou pris la main sur près d’une dizaine de GEM pour avoir de nouveaux outils d’accompagnement face à des problématiques psychiques, sociales et économiques de terrain. Il est employeur, verse les salaires, perçoit la subvention de l’ARS et détermine le montant alloué aux activités à reverser annuellement aux groupes d’entraide mutuelle, loue les locaux, s’occupe de l’informatique, de la comptabilité, du contrôle de gestion, des ressources humaines ou encore des services généraux. Une omnipotence qui fait grincer des dents les défenseurs du modèle initial des GEM. « Ils deviennent alors un énième service d’un gestionnaire, et c’est regrettable, reprend Marjaan Van Opstal. Et les ARS tombent dans le panneau, parce que c’est plus sécurisant de savoir où va l’argent ! Pour que les GEM conservent leur autonomie, il ne devrait y avoir que des prestataires de service apportant une aide technique. »

De l’avis du Cnigem et de nombreux acteurs concernés, cette tutelle – conjuguée à un financement extrêmement modeste – risque de transformer les GEM en succursales médico-sociales à bas coût. « Il est clair qu’un GEM ne coûte pas cher, note Stefan Jaffrin. Grosso modo, cela revient à 1 000 € par adhérent et par an. Un usager d’un dispositif comme un centre d’accueil thérapeutique à temps partiel (CATTP) ou un centre médico-psychologique (CMP), dont le nombre ne cesse de baisser, coûte au moins cent fois plus. Plus les pouvoirs publics parviennent à désengorger le médico-social et à transférer les populations vers les GEM, mieux ils se portent… »

Carmen Delavaloire condamne aussi cette « tentation d’instrumentaliser les GEM », que tout le monde sollicite parce que « ça fait bien de parler de pair-aidance ou de travail en réseau », mais qui restent les « parents pauvres des dispositifs ». Soucieux de faire évoluer le cahier des charges, notamment pour sanctuariser l’idée de deux salariés au minimum par association, Pierrick Le Loeuff estime que les GEM représentent « un véritable petit miracle économique », personne n’ayant jamais trouvé « une solution aussi peu chère pour s’occuper de façon humaine des personnes souffrant de troubles psychiques. »

Notes

(1) La tribu des GEM. Les groupes d’entraide mutuelle, des lieux pour renaître et réinventer la société – S. Jaffrin – Ed. érès, 2022.

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