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« D’abord, ne pas nuire »

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Dans un livre à paraître le 23 mars aux éditions érès, « Fragments de vie d’un référent ASE », Jacques Trémintin revient sur les vingt-sept ans qu’il a passé à la protection de l’enfance. Il y expose ses échecs, ses réussites, ses questionnements, ses errements… Un hommage, à sa manière, à l’aide sociale à l’enfance qui, malgré ses « défauts » et ses « carences », fait du mieux qu’elle peut, ainsi qu’à tous les enfants et adolescents qu’il a accompagnés et dont la « force » et la « résilience » le surprennent encore. Une ode aussi à la rencontre, au cœur du travail social. Morceaux choisis.
Peser sur un destin

« Une fois sur mon poste de référent ASE, je ne commençai pas par tout remettre en cause. J’essayai de me glisser doucement dans ma fonction, en m’inscrivant dans un minimum de continuité. Je tins compte des consignes laissées par l’assistante sociale qui m’avait précédé. “On a préparé avec la famille d’accueil le retour d’Eléna chez sa mère. L’audience du juge des enfants devant en décider aura lieu dans six mois. Je pense que tu pourras donner un avis positif”, m’avait-elle glissé avant de partir. J’avais toute confiance en elle. Mais ce pouvoir de peser sur le destin d’un enfant me donnait quand même le vertige. Le jour arriva où il fallut rédiger le rapport fatidique destiné au magistrat. Je me montrai prudent, mettant en avant tous les éléments positifs constatés, mais ne me prononçant vraiment ni dans le sens d’un retour ni contre. L’inspectrice à l’enfance (dénomination d’alors de l’attachée en position d’interface entre le tribunal et l’ASE) me renvoya mon écrit, en m’expliquant qu’il fallait que je m’engage explicitement pour ou contre la fin du placement. Justifiant ma prudence par la méconnaissance du dossier découvert peu de temps auparavant et un suivi trop court, je me fis rabrouer : “Moi, il me faut un oui ou un non, pas un peut-être.” Je tranchai alors, en donnant un avis positif particulièrement peu éclairé. Je venais de faire connaissance avec l’angoisse du gardien de but au moment du pénalty. Il allait falloir que je me forge une capacité à décider seul, sans soutien. A mon arrivée, un second cadre technique venait juste d’être nommé pour tout le département. D’autres allaient suivre. Mais la sensation d’isolement allait perdurer toute ma carrière, ainsi que l’habitude de travailler en ne comptant que sur moi. Je découvris, à l’occasion de ce premier rapport rédigé à l’intention du juge des enfants, ce sentiment vertigineux d’avoir le pouvoir de faire basculer le destin d’un enfant et d’une famille. Certes, c’est toujours le magistrat qui décide au final. Mais, avec une moyenne de 500 à 600 dossiers à gérer, il n’a guère les moyens de mesurer les tenants et les aboutissants des différentes alternatives se présentant à lui. Il est tenté de s’appuyer sur l’expertise des professionnels, en suivant leurs préconisations. Si ce n’est pas là un automatisme, c’est quand même très fréquent. »

Les experts

« Il est fréquent d’entendre affirmer que les usagers seraient les mieux placés pour savoir ce qui est bien pour eux. Il est important de ne pas naturaliser ou essentialiser les acteurs en présence : le professionnel qui détiendrait le “savoir” ou l’usager qui serait le seul expert pour trouver sa propre solution. On aurait tort de fétichiser l’une ou l’autre de ces postures. C’est bien le binôme accompagnateur-accompagné qui doit fonctionner, chacun épaulant l’autre, en des moments et des proportions à chaque fois différents, mais toujours complémentaires. »

La reproduction

« Paul, 14 ans, doit intégrer sa nouvelle famille d’accueil. Je suis allé le chercher dans le foyer éducatif où il vivait pour assurer le transfert. L’adolescent est assis à l’avant, à la place du passager. Subitement, il sort son sexe et commence à se masturber. Je suis stupéfait. Je réagis aussitôt : “Tu me ramasses ça dans ta culotte. Je ne veux plus voir ça. Plus jamais tu ne dois recommencer.” Me rendant compte de mon agressivité, je me radoucis. “Je ne sais pas s’il y a eu des adultes qui t’ont déjà demandé de faire ça devant eux ou avec eux, mais là où je t’emmène, personne n’attend cela de toi.” Je n’osai pas évoquer cet incident en arrivant dans la famille d’accueil. J’appris plus tard que la même scène s’y était déroulée. Les mêmes interdits lui furent posés. L’adolescent révélera plus tard avoir été l’objet d’attouchements sexuels de la part de son père. Louis, 3 ans, est arrivé depuis peu dans sa famille d’accueil. Il monte sur les genoux du mari de l’assistante familiale, prend les mains de ce dernier et les frotte sur ses parties intimes. L’adulte lui demande aussitôt de s’asseoir à ses côtés, lui expliquant l’inconvenance de ses gestes. L’enfant révélera plus tard avoir été l’objet d’attouchements sexuels de la part de son père (…). Paul et Louis étaient-ils convaincus que la condition pour se faire aimer des nouveaux adultes qui allaient s’occuper d’eux était d’offrir leur corps, comme cela s’était passé avec leurs pères respectifs ? Souvent, les agresseurs expliquent à leur petite victime que “tous les papas font cela avec leur enfant”. Si tel fut le cas pour Paul et Louis, rien d’étonnant à ce qu’ils aient continué à s’exhiber ou à demander à l’adulte de les masturber. Il fallait leur montrer qu’il était possible de bénéficier de l’affection de leur entourage sans pour cela qu’ils deviennent un objet sexuel. Les deux enfants ne reproduiront plus leurs gestes. »

Digne de confiance

« Créer une relation de confiance nécessite un délai qui peut être court dans certains cas, plus long dans d’autres. Mais cela relève toujours du registre de la séduction : démontrer à l’autre que l’on peut tenir sa place à ses côtés pour cheminer ensemble, le soutenir face à l’adversité, l’aider à trouver ses propres solutions. Une fois cette étape franchie, il faut s’en montrer digne. “Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoisé”, explique le Renard au Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry. Rompre la relation avec cet autre que l’on a accompagné peut parfois être vécu comme une trahison, un abandon, une démission. (…) Avant, pendant et en fin de tout suivi, il faut toujours rester attentif à ce que manifeste l’autre, tout en gérant ses propres émotions : quadrature du cercle qui fait la beauté et la difficulté de ce métier. »

Parentalités plurielles

« Je suis encore au tout début de ma carrière à l’ASE. Lors d’une rencontre avec une maman d’un enfant de 10 ans, placé en famille d’accueil, elle se confie à moi : “Je ne sais pas comment aimer mon fils, car je n’ai jamais appris. Je n’ai jamais reçu l’amour de ma mère.” Stupéfait par cette confidence, je ne sus quoi y répondre, sauf en reformulant le propos reçu, comme savent si bien le faire les travailleurs sociaux. Trente ans après, serais-je plus habile à réagir ? Pas si sûr ! Certes, Jean Houzel proposait alors déjà ses trois dimensions de la parentalité, étroitement imbriquées les unes aux autres : l’exercice de la parentalité (en tant que droit juridique), l’expérience (processus subjectif de se sentir parent) et sa pratique (mise en œuvre dans le quotidien). Manifestement, cette maman n’assumait que la première dimension. Elle devait être respectée dans les limites qu’elle exprimait avec courage, au risque d’être mal jugée. Elle devait être reconnue dans ce qu’elle se sentait en capacité de faire. Tout professionnel est tenté d’évaluer un parent à partir d’un schéma idéal, structuré autour de la manière bienséante de penser et d’agir. Reconnaître ne pas réussir à s’y conformer relève plutôt d’une compétence que d’une inaptitude. Cette maman avait l’honnêteté et la lucidité d’affirmer ne pas savoir, ni réussir à répondre aux attentes qu’on pouvait avoir envers elle. On doit accepter qu’un parent ne puisse l’être partiellement ou totalement, sans qu’il subisse l’opprobre et un jugement de valeur. Il est important de revendiquer le droit de n’être que géniteur, sans détenir l’autorité parentale ; d’être le parent officiel, sans être en capacité de pouvoir faire face à son enfant au quotidien ; d’exercer une parentalité à temps partiel, ne serait-ce que lors d’une visite mensuelle de quelques heures, etc. Bien des combinaisons sont possibles qui, toutes, sont le produit de la complexité de la parentalité. »

En quête d’amour

« “Personne ne m’aime.” Chloé avait été mise au ban de sa famille, après avoir dénoncé le viol commis par son père. Je répliquai : “Bien sûr que si, nous on t’aime… bien.” Le dernier adverbe avait été prononcé après deux secondes d’hésitation. “Mais vous, c’est pas pareil, vous êtes des éducs !” En quête d’un amour impossible venant de leurs parents, certains enfants placés continuent néanmoins de l’attendre. Et la bienveillance affectueuse des professionnels qui tentent de compenser cette carence ne sera jamais à la hauteur de ce qui a été perdu. Pire, leur dévouement met en exergue la carence de la famille proche. »

Gérer le transfert

« Visite à domicile pour rencontrer Mathias. C’est le coup de gueule à la maison. Il vient de se disputer avec sa sœur. Plongé brusquement au milieu d’un brouhaha bruyant, je lève la voix à mon tour pour imposer le silence, afin d’y comprendre quelque chose. Mathias se retourne contre moi : “C’est cela, donne-lui raison.” Puis, tournant les talons, il va s’enfermer dans sa chambre, en claquant la porte avec violence. Je l’y rejoins et lui explique calmement que hurler n’est pas la meilleure façon de s’expliquer. (…) Aussitôt, le voilà juché sur son armoire à me lancer nounours, bonnet et paquet de cigarettes (vide). Gardant le contact verbal, je ne cesse de commenter tout ce qui se déroule. Enfant d’origine africaine, adopté à l’âge de 5 ans, Mathias a perdu son père alors qu’il en avait 14. Il cherche à se confronter à une figure paternelle. J’endosse cette projection. Petit à petit, l’adolescent se calme. Je reprends avec lui les émotions et sentiments qu’il a manifestés, comme on me l’a appris lors de mes années de formation encore toutes fraîches : la colère, la jalousie, la haine… Mathias retrouve sa sérénité et redevient comme d’habitude : souriant, joueur, affable. Mais ce n’est que partie remise… Une nouvelle crise survient quelque temps après (…). Le voilà qui commence à faire des moulinets avec ses poings à quelques centimètres de mon visage. Puis il se saisit d’un couteau et commence à m’en menacer (…). Les gestes de l’adolescent se font à distance et quand il lance son couteau vers moi, il a manifestement visé très loin de la cible que je constitue. Progressivement, pourtant, je me suis rapproché. Brusquement, je lui saisis les deux poings et le faisant basculer, le plaque sur son lit, l’écrasant de tout mon poids (…). Fermement contenu, il s’opère alors une brusque et étonnante métamorphose : l’adolescent en pleine furie se transforme en petit garçon. Il se met soudain à pleurer. A travers ses sanglots, il me supplie de ne pas l’abandonner : “Tu n’es pas seulement mon éducateur, tu es aussi mon ami et quand je serai adulte, il faudra que l’on continue à se voir.” Tout doucement, je desserre mon étreinte. L’adolescent se réfugie dans mes bras qui l’accueillent volontiers. “Tu sais, je ne voulais pas te tuer, mais simplement te faire souffrir et t’envoyer à l’hôpital”, s’excusa-t-il alors. »

La peur du conflit

« Maëva ne cesse de défier sa mère. Elle préfère courir pieds nus dans le parc plutôt que d’obéir à sa consigne de porter ses sandalettes. Agée de 6 ans, l’enfant entend bien perpétuer l’inversion des rôles qui s’est imposée depuis tant d’années : c’est elle qui commande à son parent. Sollicité du regard par l’adulte désemparée, je réagis promptement : “Vous vous démerdez !” Intervenir reviendrait à délégitimer cette mère, en montrant combien elle est incapable d’imposer son autorité. Mis au défi, le parent s’enhardit. Son ton se fait plus ferme, renvoyant à sa fille le message qu’elle ne cédera pas. Elle lui remet ses sandalettes. Aussitôt, l’enfant les quitte. Le jeu dure un moment, jusqu’à ce que Maëva éclate en sanglots et vienne se réfugier dans les bras de sa mère, qui la console et la câline. Tranche de vie de l’une des visites protégées organisées entre une mère et sa fille placée en foyer depuis quelques mois. Sur le chemin du retour, cette maman n’en revient pas : “Je ne me croyais pas capable de tenir tête à ma fille.” Interrogée sur ce qui pouvait la faire renoncer à une telle posture, sa réponse fusa : “J’avais peur qu’ensuite, elle ne m’aime plus.” Ayant expérimenté combien cette confrontation n’avait pas compromis l’affection réciproque éprouvée l’une pour l’autre, elle venait de découvrir que le conflit faisait aussi partie de l’éducation. »

Jusqu’à la honte

« Pour un mineur non accompagné “sauvé”, combien reçoivent une obligation de reconduite à la frontière comme cadeau d’anniversaire de leurs 18 ans ? Leur parcours exemplaire n’y fait rien. Leur réussite dans l’apprentissage d’une profession souvent en tension n’est pas prise en compte. Leur parfaite intégration n’est pas valorisée. La collectivité a investi des sommes importantes, une énergie considérable pour les faire grandir, les former, leur faire une place. Rien n’y fait : à leur majorité, on les jette à la rue. Cette pratique ne peut que remplir de honte l’action sociale en général et la protection de l’enfance en particulier. Combien de professionnels écœurés et révoltés de devoir abandonner ces jeunes, sur ordre de leur institution ou de l’ASE ? »

Comportements à risques

« Margaux (15 ans) trouve un stage dans une boulangerie. Elle l’a choisi à partir d’un projet qu’elle a conçu : elle veut travailler dans la vente. Pendant quatre jours, elle donne toute satisfaction au commerçant, qui la félicite. Le cinquième jour, elle part avec la caisse. Rudy (14 ans) a complètement décroché de sa troisième. La conseillère principale d’éducation de son collège le contacte afin qu’il passe au moins l’épreuve de l’ASSR 2, sans laquelle il sera bloqué pour son permis de conduire plus tard. Le jour convenu, il est absent. Agathe (13 ans) est entrée dans une phase d’apaisement, les conflits avec sa mère se réduisant progressivement. Puis, un jour, elle a été prise d’une pulsion irrépressible. Elle s’est saisie du chat de la maison, l’a placé dans un sac en plastique qu’elle a soigneusement fermé et a jeté le tout dans la rivière toute proche. Au retour de sa mère, elle lui a tout avoué, se montrant incapable de s’en expliquer. J’ai toujours été interloqué par ces situations, tant elles me semblent énigmatiques. Comment expliquer ces comportements qui se retournent contre leurs auteurs et qui semblent tellement éloignés de toute logique ? (…) Pour autant, il faut aussi accepter la possibilité de ne pas avoir d’explication convaincante et travailler avec l’incompréhensible, l’indéchiffrable et l’inaccessible. »

Principe de précaution

« Le voile du déni et de l’aveuglement qui a longtemps obscurci la réalité des violences éducatives sur les enfants en général et des agressions pédophiles en particulier est en train de se lever. Formidable progrès dont on ne peut que se féliciter. Mais, effet pervers de cette légitime prise de conscience, laisser un enfant seul avec un adulte (notamment masculin) peut dorénavant déclencher la méfiance, sinon le soupçon. Autre temps, autres mœurs… »

Allocation jeune majeur

« Antonin a eu la chance d’être placé dans une famille d’accueil exigeante mais aimante. Il y est arrivé à 3 ans et en est reparti à sa majorité. Rien ne le contraignait à la quitter. Mais il fit alors le choix d’une autonomie précoce en foyer de jeunes travailleurs. Il bénéficia d’un contrat jeune majeur qui lui permit de recevoir une allocation mensuelle, tout en bénéficiant de la continuité du suivi de son référent. Doté d’un bac pro sanitaire et social, il était censé rechercher une activité salariée. Il réussit à se faire recruter comme ambulancier, mais décida de ne pas en faire état. Mauvaise pioche : je le croisai par hasard, un midi, dans un self… revêtu de sa tenue de travail ! Au rendez-vous suivant, l’explication fut franche : la règle lui fut rappelée quant à l’impossibilité de cumul entre son allocation et un salaire. “Vous préférez que je renonce à mon travail et que je reste dans ma chambre toute la journée, à ne rien faire, pour continuer à percevoir mon allocation ?”, me répliqua le jeune homme. Je pris alors la décision de ne pas informer mon service de cette situation, proposant à Antonin de la maintenir jusqu’au concours d’infirmier auquel il s’était inscrit. L’articulation du RSA “socle” (pour l’allocataire n’ayant pas de ressources) et du RSA “activité” transformé ensuite en prime d’activité (qui vient compléter un salaire modeste) n’avait pas encore été conçue. Mais, même après cette innovation, l’allocation jeune majeur ne resta pas cumulable. Dommage : faire des efforts pour trouver un travail continuait à se solder par une perte de revenus. (…) »

« (…) Alors que beaucoup de jeunes adultes ont droit à l’erreur, ayant souvent la possibilité de réintégrer le domicile familial, les jeunes de l’ASE n’ont pas la possibilité d’un retour en arrière. La prolongation du contrat jeune majeur jusqu’à leurs 25 ans (et non 21 comme actuellement) leur offrirait un filet de sécurité bien utile. »

De parents à parents

« Il n’y a rien de plus fascinant que ces groupes de parole de parents, au sein desquels celui qui a la casquette de “sachant” décide de se taire. Sollicité du regard par des participants d’abord étonnés par son mutisme, les langues se délient très vite et une étonnante mutualisation intervient, chacun mettant en commun ses propres trucs et tuyaux. Les parents sont souvent les premiers à ignorer les compétences dont ils disposent, préférant les taire devant les “spécialistes”. Bien sûr qu’il y en aura toujours qui seront en grande difficulté, mettant leur progéniture en danger. Mais le savoir-faire et le savoir-être existent aussi, se mêlant avec les maladresses et les erreurs. Si les incompétences ne sauraient être passées sous silence, il faut tout autant ne pas ignorer les habiletés qui parfois ne demandent qu’à se déployer. »

Retirer un enfant

« Marius a été retiré de sa famille, après qu’il a révélé avoir été victime d’attouchements sexuels de la part d’un proche de ses parents. Son père, grand malade alcoolique, et sa mère, séjournant régulièrement en psychiatrie, avaient proposé à un ami, un soir de grande consommation d’alcool, de rester coucher à la maison. Et le seul lit disponible étant celui de leur fils, âgé de 10 ans, il n’y avait pas de problème, il se pousserait un peu ! Drame d’une hospitalité mal placée ou anesthésie de toute conscience ? Toujours est-il que ce papa avait banalisé, en argumentant qu’il avait chassé l’agresseur qui n’avait plus le droit de rentrer chez lui. Tout était donc arrangé. Ne comprenant pas la raison de la mesure de protection, il l’avait vécue comme une dépossession de son rôle parental. Il m’interrogea pour savoir si je l’autoriserais à concevoir un autre enfant. Stupéfait, je lui expliquai qu’il ne revenait à personne d’avoir à (in)valider un projet de procréation. “Ça sert à rien que je fasse un enfant, si vous me l’enlevez”, me répondit-il. Je refusai, bien entendu, de lui garantir d’avance la réponse de la justice quant à la pérennité d’une nouvelle parentalité. Je m’autorisai juste à évoquer la difficulté de faire face à l’éducation d’un nouvel enfant, après celle rencontrée avec Marius. “Je n’ai aucun problème pour élever mon fils”, rétorqua aussitôt ce père, sûr de son bon droit. L’échange se termina sur un ultime conseil : “Vous ferez, monsieur, ce que vous estimerez bien de devoir faire.” Marius resta fils unique. Il est impossible de mesurer la souffrance que produit le retrait d’un enfant, tant qu’on ne l’a pas éprouvé soi-même. Mais pour éviter cette immense peine, doit-on pour autant sacrifier un enfant en le laissant confronté à l’inadéquation de son milieu familial ? »

L’armée mexicaine

« Alors qu’au début de ma carrière un seul “inspecteur à l’enfance” s’articulait avec une douzaine de travailleurs sociaux éparpillés sur le tiers du département, il y avait, près de trente ans après, six cadres pour vingt travailleurs sociaux. Si l’équipe de terrain s’est enrichie à hauteur de 70 %, l’encadrement a connu une véritable dérive inflationniste de 600 % ! Une véritable armée mexicaine, dans cette institution où, proportionnellement, il y aurait bientôt plus de colonels que de soldats de base ! On retrouve là un choix en parfaite cohérence avec la logique technocratique prétendant que ce ne sont jamais les professionnels de première ligne qui manquent, mais la superstructure organisationnelle censée les rendre plus performants ! »

Les anciens de l’Ase

« Quand on a accompagné des centaines d’enfants, il n’est pas rare de les rencontrer à l’âge adulte. Mais il est des endroits improbables. Intervenant devant les nouvelles promotions d’étudiants réunies dans le grand amphi de cet institut de formation multifilière du social, une jeune fille me rejoint à la pause. Elle, je l’ai suivie. J’hésite. Ce n’est qu’à l’énoncé de son prénom que tout s’éclaire. Quelques semaines plus tard, j’assure la même intervention dans l’antenne du même organisme située dans la ville voisine. Et là, même scénario : une jeune femme masquée vient se présenter à moi pour se faire reconnaître comme une jeune que j’ai accompagnée. Quelle peut être la place des anciens de l’ASE dans nos professions ? J’avais été échaudé par les réticences de mon équipe quand une étudiante m’avait sollicité pour un stage. Ayant le malheur d’être la fille d’une famille d’accueil de notre délégation, des doutes avaient été émis par mes collègues quant à la confidentialité de ce dont elle serait témoin. Imaginez quand une autre stagiaire m’expliqua avoir été placée pendant plusieurs années dans une famille d’accueil avec qui je travaillais encore ! J’avais choisi, avec son accord, de n’en informer personne. Ces deux stagiaires sont devenues depuis des professionnelles dont l’excellence n’est plus à démontrer. »

Garder le lien ou pas

« La conviction de la nécessité du maintien des liens à tout prix constitue un dogme qu’il faut combattre. L’éloignement du milieu familial peut s’avérer, selon les cas, préjudiciable ou au contraire salvateur. Quand les mineurs sont libérés des contraintes du jugement qui leur impose le maintien de ces relations, il arrive qu’ils s’en éloignent, en réussissant à se construire justement parce qu’ils ont rompu avec leur milieu d’origine. Faut-il le regretter ou s’en réjouir ? Ni l’un ni l’autre. Peut-on jouer les oiseaux de mauvais augure en présupposant que leur avenir (ou celui de leurs propres enfants) sera compromis tant qu’ils ne se seront pas reliés d’une façon ou d’une autre avec leur filiation, comme le prétendent certains psychanalystes ? Pas plus ! Gardons-nous de vouloir faire rentrer la réalité dans les cases étroites des dogmes qui prétendent avoir tout compris de la psyché humaine. Ce qu’il faut faire alors ? Juste agir, avec beaucoup d’humilité, au cas par cas, éviter de proférer des prophéties autoréalisatrices et arrêter d’asséner de fausses généralités et de prétendues vérités absolues, perpétuées même quand la réalité les dément. Je reste néanmoins animé d’une double crainte. Et si, un jour, un enfant que j’avais éloigné de parents que j’avais considérés comme trop toxiques me faisait le reproche de cette mise à distance ? Et si, un autre jour, un enfant pour lequel j’avais maintenu le plus possible le lien avec sa famille venait critiquer mon entêtement à le faire, ce qui lui avait, au final, apporté bien plus de nuisances que de bénéfices ? »

Les fantômes du passé

« A presque 25 ans, Mahéva reprend contact avec moi. Elle craque au téléphone. Son passé lui remonte en pleine figure. Elle me demande conseil pour rencontrer une psychologue. Toute son enfance et son adolescence ont été marquées par une volonté de maîtrise. Des problèmes, elle n’en avait pas ou affirmait réussir à les gérer. Comme tant d’autres enfants dans cette situation, l’organisation de ce déni relevait de la survie psychique. C’est ainsi qu’elle se protégeait du gouffre ouvert sous ses pieds. A l’image de ces millions de mètres cubes d’eau s’accumulant derrière un barrage, elle réussissait à contenir ses angoisses. Mais quelle énergie dépensée pour arriver à ce résultat ! Et puis voilà qu’elle n’en pouvait plus. Ce qui serait normal chez les enfants victimes de la maltraitance, de la perversité ou de la négligence de leurs parents, c’est qu’ils s’effondrent. Le plus souvent, ils résistent, supportent, compensent. La rencontre d’adultes bienveillants qui suppléent aux carences éducatives et affectives subies constitue pour eux une aide potentiellement précieuse. Encore faut-il qu’ils aient réussi à se départir de leur loyauté à l’égard de leur famille et qu’ils s’autorisent à continuer à grandir, sans elle quand ils ont été abandonnés, avec elle quand ils peuvent partiellement s’appuyer sur elle, et contre elle quand elle s’avère toxique. »

Maltraitance institutionnelle

« Comment tout cela est-il survenu ? Est-ce cette adolescente en fugue que je ne connaissais pas, mais que j’avais dû aller chercher, étant alors d’astreinte ce jour-là ? Après avoir roulé une heure, je finis par trouver la gendarmerie, où la jeune fille m’avait été confiée. Au premier rond-point, celle-ci profita du ralentissement pour ouvrir la porte et s’enfuir. Fallait-il me garer et lui courir après ? Je sentis une grande lassitude m’envahir. Deux autres collègues me remplacèrent, au pied levé, et réussirent là où j’avais échoué : ramener l’adolescente. Deuxième alerte, cette expectative dans laquelle j’étais plongé après le énième échec de solution trouvée pour cette adolescente se mettant en danger permanent. Son père ne cessait de critiquer vertement l’ASE pour son incapacité à la protéger, du moins il le faisait dans les moments où il émergeait de ses épisodes d’alcoolisation ou de ses crises de manque suite à ses prises de cocaïne. Quant à sa mère, elle n’hésitait pas, aux dires de sa fille, à avoir des rapports sexuels avec son amant alors que tous les trois partageaient la même couche. (…) Le troisième épisode survint lors de cette visite à cet adolescent vivant seul avec sa mère. Le père s’était suicidé quelques années auparavant (…). Le jeune aurait dû être placé en foyer depuis des mois, conformément à la décision du juge des enfants. Mais les listes d’attente s’allongeaient depuis quelque temps déjà, et les délais suivaient le même mouvement. Je ne sus que répondre aux violents reproches que m’adressa cette maman. Une phrase entre toutes me sidéra : “Vous attendez quoi pour trouver une solution ? Que moi ou mon fils on se foute en l’air ?” Repassant par mon service, j’adressai un courriel à tous les niveaux de ma hiérarchie pour les informer de cette menace. En cas de drame, je voulais laisser une trace permettant d’identifier la pleine responsabilité de mon institution, coupable de passivité (…). Cela eut néanmoins l’effet de libérer soudainement une place dans la semaine qui suivit. Un simple hasard, sans aucun doute ! (…) Je ne me rendis pas compte qu’après vingt-cinq ans à ce poste, je commençais à m’éloigner de la condition sine qua non pour y jouer pleinement son rôle : croire inconditionnellement à la possibilité d’aider les enfants en danger. Et là, ce qui montait en moi, c’était un sentiment de découragement personnel, aggravé par l’impuissance d’une institution maltraitante dont je devenais complice. »

Violences conjugales

« La mère de Romuald, quant à elle, se fait régulièrement agresser, verbalement mais aussi physiquement, par l’aîné de ses enfants, âgé d’une trentaine d’années. Questionnée sur cette situation, elle m’expliquera avoir vécu l’enfer avec le père de son fils, qui ne faisait donc que reproduire ce dont il avait été témoin pendant toute son enfance. Je lui posai la question qui me taraudait : “Comment avez-vous pu accepter, pendant votre vie commune, d’être traitée ainsi ?” La réponse fusa spontanément, me laissant sans voix : “Mais parce que j’ai vu mon père traiter ma mère de cette façon. Pour moi, c’était comme cela que se déroulait une vie de couple : le mari bat sa femme.” Accompagner des femmes victimes nécessite de ne pas s’enfermer dans ses propres représentations, mais de s’ouvrir aux leurs. Non pour les renforcer ou les encourager, mais pour partir de leurs croyances avant de tenter de les faire évoluer. »

Fin de partie

« S’il est bien une question que l’on se pose souvent dans cette profession, c’est de savoir qui nous sommes pour tant de jeunes accompagnés, quelquefois brièvement, d’autres fois pendant de nombreuses années. Déployer tant de patience, de bienveillance et de persévérance parfois, cela laisse des traces de part et d’autre. Tout comme de se mettre en colère, de rentrer en conflit ou de recadrer sèchement. On se croit parfois haï, alors qu’on a laissé plus de traces positives qu’on ne l’imaginait. Quelquefois, on espère avoir eu un rôle important. Et l’on se trouve bien prétentieux, n’ayant été qu’un moment fugace dans un parcours, le jeune nous ayant oubliés. Dans tous les cas, on a traversé un épisode de leur existence. Ce n’est jamais anodin de surgir dans une vie et d’en ressortir aussi subitement qu’on y est entré. Parfois, c’est avec plaisir qu’ils retrouvent ce référent intervenu à un moment important de leur existence. Mais il arrive aussi que le professionnel symbolise un épisode douloureux dont ils ne veulent plus se souvenir. C’est bien pour cela qu’à chaque fin de suivi, j’ai toujours tenu le même discours : “Tu es quelqu’un d’important à mes yeux et j’aurais beaucoup de plaisir à savoir ce que tu deviens dans les années à venir. Mais ce ne sera jamais moi qui prendrai contact avec toi. Ce sera toujours à toi de décider de me donner de tes nouvelles. J’ai été de passage dans ta vie et je n’y apparaîtrai de nouveau qu’à ton initiative.” »

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