Mardi 7 mars débutait un nouveau mouvement de mobilisation contre la réforme des retraites actuellement en examen au Sénat. Dans les cortèges, les travailleuses et travailleurs sociaux sont venus grossir les rangs. Au centre des préoccupations des professionnels, en immense majorité des femmes : la pénibilité de leur métier. Celle-ci se traduit tout d’abord sur le plan physique. « S’il était nécessaire de le faire, rappelons que le secteur de l’aide à domicile est le plus sinistré de tous les secteurs. Le pourcentage d’accidents du travail et de maladies professionnelles est extrêmement élevé, avec un taux proche de 30 %, supérieur à celui du BTP et de la sidérurgie », alertait le collectif national La force invisible des aides à domicile dans un communiqué publié fin janvier, avant de s’interroger : « Comment poursuivre dans ces métiers jusqu’à 64 ans, voire 67 ans ? » Accompagnant d’élèves en situation de handicap (AESH) dans la Loire, Alexis Panel ne s’imagine pas davantage travailler jusqu’à ces échéances. « J’effectue des tâches physiquement compliquées en raison de leur répétition. Quand je dois changer un enfant qui s’est uriné dessus, il faut se baisser, le porter… » La difficulté à se projeter est tout aussi importante chez Aurélie Besson, aide-soignante dans un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) à Clermont Ferrand. « En choisissant cette voie, nous savons que nous allons être confrontées à de la pénibilité, mais nous ne nous imaginons pas à quel point c’est lourd. Après vingt ans d’activité, je sens bien que mon accompagnement n’est plus le même, alors s’il faut ajouter vingt ans supplémentaires, je ne vois pas comment cela va être possible. » Et le domaine du médico-social n’est pas le seul à mettre en garde contre la pénibilité physique de ses professionnels. En protection de l’enfance, par exemple, gérer des jeunes en opposition demande de l’énergie. « Le mal-être des enfants peut passer par des crises. Les éducateurs sont amenés à contenir ou à gérer les accès de violence. Un jeune professionnel a davantage de ressources qu’en fin de carrière », observe Sophie Latournerie, directrice d’une maison d’enfants à caractère social (Mecs).
A cette pénibilité physique s’ajoute une « charge psychologique » ressentie par tous les travailleurs, quel que soit leur champ d’intervention. Accompagner quotidiennement des personnes vulnérables, dépendantes, en difficulté sociale ou ayant subi de multiples traumatismes n’est pas sans conséquence et engendre souvent une forme d’usure. « C’est éprouvant de voir des personnes qui souffrent, résume Aurélie Tinland, psychiatre et responsable d’une équipe mobile « psychiatrie précarité » pour les très grands exclus à Marseille. Nous nous sentons à la fois impuissants et révoltés. Ce sentiment d’injustice est très décourageant sur le long terme. » Ecoutant social pour Interlogement 93, Hamidou Moussa dresse le même constat : « Il est compliqué de répéter chaque jour à des gens qui dorment dehors que nous n’avons pas de solution. C’est particulièrement difficile de se retrouver face à des femmes ou à des couples avec enfants en bas âge qui ne comprennent pas pourquoi la situation est telle qu’elle est. » La mort ponctue également, à différents degrés, le quotidien de nombreux professionnels. Souvent seuls dans la gestion de leur deuil d’une personne accompagnée, ils appellent à davantage reconnaître cet aspect de leur travail. « Du jour au lendemain, on peut arriver et tomber sur un cadavre, rappelle Sandra Vaissière, aide à domicile et membre du collectif La force invisible des aides à domicile. Or, il n’y a pas de suivi psychologique. Dans ces cas-là, nous appelons les pompiers, nous attendons leur arrivée, puis nous continuons à travailler. Et le soir, on s’effondre. »
Le terrain dans son ensemble observe également des problématiques de plus en plus pesantes chez les différents publics. Un phénomène qui, dans les conditions actuelles de sous-effectif et de difficultés de recrutement, alimente les tensions. « Il y a une dizaine d’années, les enfants étaient en Mecs pour une ou deux raisons. Aujourd’hui, le placement est multifactoriel : alcoolisme des parents, conjugué au mal-logement, aux problèmes financiers… Ils arrivent plus tard et d’autant plus “abîmés”, relate Sophie Latournerie. Ce contexte crée des situations en établissement malheureusement difficiles à gérer, et implique que les parents ont de moins en moins de droit de sortie et d’hébergement. Alors qu’auparavant, sur un effectif de 54 jeunes, entre 12 et 17 étaient accueillis le weekend, aujourd’hui il y en a 40. Le taux d’encadrement, lui, par contre, reste moindre. » Le temps du week-end se révèle donc bien plus lourd et ne permet plus autant qu’avant aux éducateurs de proposer un travail de proximité. Pour Alexis Panel, le contexte revêt des enjeux similaires. En huit années d’exercice comme AESH, il a vu le profil des élèves qu’il accompagne évoluer. « La société se voulant toujours plus inclusive, nous travaillons avec des enfants dont les handicaps sont de plus en plus sévères. Mais nous ne sommes pas nécessairement formés pour y faire face. » Les publics des centres d’hébergement d’urgence (CHU) ou centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) se retrouvent quant à eux dans une précarité grandissante. Des circonstances qui détériorent le climat au sein des établissements. « Il y a davantage de tensions, voire de violences, dans les centres où les conditions d’accueil ne sont pas idéales, rapporte Emilie Lancereau, directrice d’activité chez Aurore, responsable de 11 dispositifs. Pour les chefs de service, les recadrages des personnes accueillies sont de plus en plus nombreux. C’est chronophage et épuisant. Au bout de plusieurs années au sein d’un même centre, ces professionnels s’usent. Or les chefs de service doivent soutenir leurs équipes. S’ils flanchent, derrière, ça s’essouffle. »
Pour beaucoup, les horaires décalés et le travail de nuit accentuent la pénibilité. Il est actuellement nécessaire de travailler 120 nuits par an pour faire valoir ce critère dans son compte professionnel de prévention (C2P), qui permet aux salariés exposés à des facteurs de risques d’obtenir des trimestres de retraite supplémentaires. Si la réforme prévoit de descendre ce seuil à 100 nuits, il s’agit, selon les collectifs et les syndicats, « d’un abaissement cosmétique ». « Même ainsi, une aide à domicile travaillant deux nuits par semaine en plus de son travail de jour n’aurait toujours pas droit au dispositif de pénibilité », illustrait l’économiste Clément Carbonnier dans une tribune au Monde en février dernier. A tous ces éléments, s’additionne, pour Aurélie Tinland, l’omniprésence des « violences institutionnelles ». « Nous devons systématiquement nous battre avec l’hôpital afin de rembourser des repas de personnes accompagnées. Nous passons la moitié de notre temps à justifier chaque centime dépensé, pour un budget de 5 000 € par an. De plus, en tant que petite structure, nous subissons la précarité des financements et le stress qui en résulte. Pour les associations, évoluer dans un paysage à géométrie variable est une forme de pénibilité. »
De ces facteurs résultent des épuisements chroniques, des burn-out, des arrêts maladies longue durée et des carrières hachées ou à temps partiel. En 2019, le nombre de jours de travail perdus en raison d’accidents du travail ou de maladies professionnelles était trois fois supérieur au sein du secteur médico-social que pour l’ensemble des autres secteurs d’activité, selon la Cour des comptes. Les Ehpad, les Mecs, ainsi que les services d’aide à domicile connaissent une sinistralité beaucoup plus importante que dans les autres établissements et services médico-sociaux. Le risque d’être reconnu inapte avant l’âge légal de départ à la retraite est par ailleurs mis en lumière par les professionnels. « Si vous avez soulevé des personnes toute votre vie, vous avez potentiellement du mal à vous lever vous-même. Impossible dès lors de continuer à exercer », prévient Sandra Vaissière.
Face à ce mal-être prégnant, les employeurs peinent à apporter des solutions en termes de mutation et d’évolution de carrière. Des aménagements de planning sont proposés au personnel vieillissant, comme dans certains Ehpad, où les professionnelles « seniors » ont la possibilité de demander à passer en accueil de jour pour ne plus réaliser que de l’accompagnement. Des structures misent quant à elles sur le lien entre salariés et direction afin d’éviter la perte de sens. Cela passe notamment par une présence régulière aux réunions d’équipe. L’occasion de montrer son soutien, mais également de redéfinir les priorités, selon Emilie Lancereau. « Lorsqu’on a l’impression que tout est urgent, on aboutit à de l’usure. Il nous revient vraiment de veiller à redéfinir les choses avec les salariés », pointe la directrice d’activité.
Au-delà de ces changements d’organisation, les revendications du secteur sont avant tout structurelles. Parmi les attentes exprimées, la mise en place d’une retraite anticipée pour certains métiers, la dégressivité du temps de travail dès 60 ans et un accès élargi au C2P. En 2017, quatre facteurs de risques (port de charges lourdes, postures pénibles, vibrations mécaniques et exposition aux agents chimiques dangereux) ont été supprimés du C2P. Le dispositif qui inclut actuellement six critères (températures extrêmes, bruit, travail de nuit, travail en équipes successives, travail répétitif et travail en environnement hyperbare) doit à nouveau prendre en compte le port des charges lourdes et les postures pénibles, soulignent les différents acteurs dont certains appellent également à y intégrer un volet sur la « charge émotionnelle ». Si aucun retour en arrière n’est prévu dans la réforme en cours, le gouvernement explique miser sur une « politique de prévention » d’envergure, notamment par le biais d’un fonds d’investissement dans la prévention de l’usure professionnelle (Fipu) approvisionné à hauteur de 1 milliard d’euros d’ici 2027. Des départs anticipés à la retraite pourront également avoir lieu à la suite d’un suivi médical individualisé. Pas de quoi rassurer un secteur en moyenne plus âgé que les autres : 42 % des travailleurs sociaux ont plus de 50 ans, contre 30 % chez les autres salariés.
Selon l’étude d’impact qui accompagne le projet de loi de réforme des retraites, les femmes verront leur durée de cotisation augmenter de manière plus importante que celle des hommes. Si la réforme est adoptée, elles partiront ainsi à la retraite sept mois plus tard en moyenne, tandis que les hommes partiront eux cinq mois plus tard. La raison : celles qui pouvaient partir dès 62 ans à taux plein grâce aux trimestres acquis lors de la naissance de leurs enfants devront attendre deux années supplémentaires pour atteindre l’âge légal. Plus exposées aux carrières hachées, aux temps partiels et moins bien rémunérées, la pension moyenne des femmes est « 40 % inférieure à celle des hommes », d’après la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees). Comme elles sont davantage concernées par les petites pensions, les retraitées seront toutefois les premières à bénéficier de la hausse du minimum de pension. Dans le secteur social, neuf professionnels sur dix sont des femmes.
Une enquête menée au Québec en 2022 auprès d’une soixantaine de travailleuses sociales révèle un épuisement professionnel tout aussi fort outre-Atlantique. A l’origine de l’étude, Mélanie Bourque, professeure titulaire au département de travail social de l’université du Québec en Outaouais (UQO), qui fait état de « dilemme éthique constant », d’une gestion « très hiérarchique » du réseau, d’une remise en cause de l’autonomie professionnelle, d’une mise en concurrence entre salariées… « Plusieurs professionnelles d’expérience choisissent de prendre leur retraite plus tôt en raison de ces conditions insoutenables », constate la chercheuse dans les colonnes du journal québécois Le Devoir(1). Et d’ajouter : « Toute cette expertise qui s’en va fait en sorte que ceux qui arrivent n’ont pas de soutien. C’est une espèce de cercle vicieux. »
(1) « Epuisement “incomparable” chez les travailleuses sociales » – ledevoir.com – 27 février 2023.