Je traverse la rue et je vous en trouve, du travail ». Lancée en septembre 2018 à un jeune qui regrettait de ne pas trouver d’emploi dans l’horticulture, la petite phrase d’Emmanuel Macron a marqué la mémoire collective. Plus de quatre ans après cette déclaration, le taux de chômage est descendu à 7,2 % de la population active, et cette conviction guide l’action du gouvernement. De la baisse de la durée d’assurance chômage à la réforme des retraites, l’exécutif estime que la dynamique actuelle des créations d’emplois exige de mettre fin à un certain laisser-aller face au chômage de masse. Après avoir investi des milliards d’euros dans la formation et intensifié l’accompagnement des jeunes sans emploi ni formation lors du précédent quinquennat, reste la cible des 1,9 million de foyers touchant le revenu de solidarité active. Elle est au cœur du projet France travail, qui affiche l’ambition de garantir leur accompagnement « réel » vers l’emploi.
Les grandes lignes de cette réforme doivent être présentées par Thibaut Guilluy, le haut-commissaire à l’emploi et à l’engagement des entreprises. Au menu: une plus grande coordination entre institutions pour éviter les « ruptures de parcours » et 15 à 20 heures d’activités hebdomadaires diverses (ateliers sur la recherche d’emploi, formations, mises en situation professionnelles…) afin de préparer le retour à l’emploi. En décembre dernier, devant la Fédération des acteurs de la solidarité, l’ex-président du Conseil de l’inclusion dans l’emploi n’a pas caché que la réalisation d’un tel objectif nécessitera l’appui des professionnels de l’action sociale. « On va avoir besoin de renforcer considérablement la capacité d’accompagnement des personnes les plus éloignées de l’emploi. Et ce n’est pas Pôle emploi ou les départements qui vont être capables de le faire », a-t-il souligné, devant une salle remplie de professionnels de structures d’insertion par l’activité économique (IAE).
Impliquer davantage les travailleurs sociaux? L’idée n’est pas aussi évidente et répandue que cela. « Sur l’objectif d’insertion des bénéficiaires du RSA, la plupart des départements travaillent surtout avec des acteurs du champ de la formation ou de l’emploi », explique Patrick Genevaux, vice-président de l’Association nationale des directeurs d’action sociale et de santé des départements et métropoles (Andass). Davantage concentrés sur l’accès aux droits ou cantonnés aux publics jugés trop éloignés de l’emploi, les travailleurs sociaux détiennent pourtant, à ses yeux, l’une des clés de l’insertion professionnelle. « Ce qu’ils peuvent apporter, c’est leur connaissance du public et des ressources sociales, leurs méthodes d’intervention respectueuses, qui garantissent la participation des personnes et la levée des difficultés », insiste-t-il.
De fait, nombre de praticiens dressent le constat que social et emploi constituent deux mondes séparés. L’un des signes en est la faible proportion d’orientations, par le secteur de l’hébergement d’urgence par exemple, vers les structures de l’IAE, qui s’adressent en principe aux publics en difficulté. Comment expliquer un tel cloisonnement? Par les objectifs des pouvoirs publics en matière de retours à l’emploi, estime Guillaume Blanc, ex-coordinateur, sur le territoire de la métropole de Lille, des programmes nationaux Convergence et Premières heures, qui visent à soutenir les ateliers et chantiers d’insertion dans leur accompagnement des « grands exclus ». A l’issue du parcours d’insertion, les structures doivent justifier d’un certain taux d’insertion dans l’emploi (durable ou non), variant entre 30 % et 58 %. « Progressivement, le prescripteur principal des ateliers et chantiers d’insertion est devenu Pôle emploi, car il a fallu aller chercher des publics moins éloignés de l’emploi, au détriment des orientations faites par le secteur de l’hébergement », affirme-t-il. De là vient notamment cette perception de catégories « inemployables », justifiant l’absence d’attention accordée à leur remise en emploi.
Ce cloisonnement s’explique aussi par l’absence d’investissements dans certains types d’établissements sociaux et médico-sociaux. Par exemple, les financements du secteur de l’hébergement consacrés à l’insertion professionnelle demeurent « trop peu nombreux et trop peu structurés à ce jour », indique Alexandre Viscontini, le conseiller « travail/emploi » de la délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement (Dihal), qui cherche en conséquence à corriger le tir, en expérimentant par exemple des fonctions de « job coachs » (voir page 10) dans ces structures.
A mesure que le chômage baisse, le besoin de coopération entre les politiques sociales et d’insertion s’accroît. « Le brouillage des frontières entre accompagnement vers l’emploi et travail social est visible dans la stratégie nationale de lutte contre la pauvreté », signale Emilia Codron, attachée de recherche à l’IRTS Paca et Corse. La chercheuse l’a aussi observé à travers la politique d’insertion des moins de 26 ans conduite par le gouvernement depuis la fin du dernier quinquennat. Les appels à projets de mise en œuvre du contrat d’engagement « jeunes en rupture » s’adressent en effet au monde associatif. Ils appellent à la mise en place de « consortiums »: aux associations d’« aller vers » les jeunes, afin de les raccrocher à leurs partenaires, les missions locales, opérateurs spécialisés dans l’insertion des moins de 26 ans et financés à ce titre par l’État et les collectivités locales.
Autour de Marseille, ont ainsi émergé des postes intitulés « entraîneurs de talent » ou « boosters d’insertion », issus dans certains cas (mais pas toujours) du travail social ou du monde de l’insertion. « On demande aux travailleurs sociaux de faire du repérage et de la mobilisation des jeunes mais aussi de les suivre sur le long terme, tandis que le conseiller en mission locale s’occupe de l’accompagnement vers l’emploi. Par conséquent, les travailleurs sociaux s’interrogent sur leur rôle: s’agit-il d’accompagnement social ou de coaching? » Or, relève la sociologue, « derrière l’idée du coaching, on est sur le dépassement des limites, l’atteinte de résultats, mais aussi la responsabilisation de la personne tandis que les causes sociales, sociétales et politiques sont mises un peu de côté ».
Le contact entre conseillers en insertion (CIP) et travailleurs sociaux expose les uns et les autres à des frictions sur le diagnostic des personnes accompagnées ou les méthodes à employer. « Les travailleurs sociaux vont s’appuyer sur le pouvoir d’agir des personnes accompagnées, l’écoute de leurs souhaits. Tandis que les conseillers en insertion professionnelle vont travailler la co-construction du parcours vers l’emploi, faire de l’écoute active. Ils ne partagent pas les mêmes objectifs », poursuit-elle. Dans une thèse précédente, la chercheuse a observé comment des animateurs des centres sociaux ont réussi à coopérer avec des conseillers en insertion professionnelle de Pôle emploi ou des missions locales afin d’insérer des habitants des quartiers prioritaires de la politique de la ville de Marseille. Elle note plusieurs conditions, comme « l’ouverture » des conseillers en insertion à la culture du travail social, la fréquence des relations interindividuelles pour apprendre à se connaître et à travailler ensemble, ainsi que le soutien actif des pouvoirs publics à la mise en œuvre d’un vrai travail concerté. « Sans cela, chacun peut rester dans son pré carré », conclut-elle.
Les acteurs les plus impliqués dans le retour à l’emploi auprès des personnes en difficulté témoignent aussi de la complexité à travailler ce sujet. L’association Alynea, à l’origine spécialisée dans l’hébergement d’urgence, réalise aussi des missions de référence RSA pour le compte de la métropole de Lyon, qui dispose de la compétence d’insertion, ainsi que des départements de l’Isère et du Rhône. Les 15 conseillers en insertion de la structure accompagnent quelque 1 200 personnes par an, appuyées par des travailleurs sociaux sur les profils les plus en difficulté. L’association a dû négocier avec les financeurs afin de réduire le ratio classique d’un équivalent temps plein pour 100 accompagnements, même si « ce n’est pas encore confortable pour nos CIP », admet Karine Rossi, la responsable du service emploi. Selon les financeurs, les objectifs varient de 30 % et 50 % de sorties positives (entrée en emploi, formation, accès à l’allocation aux adultes handicapés…). Ce qui est élevé, au regard de la masse des publics et des effectifs. « Six mois ne suffisent pas toujours pour remotiver des bénéficiaires du RSA. Ils ne viennent pas toujours en entretien », ajoute–t-elle.
Du côté des structures de l’IAE, la pression augmente pour mieux contribuer au retour à l’emploi. Car d’un côté, les problèmes administratifs, de langue, de santé ou encore de logement sont susceptibles de parasiter l’objectif d’insertion professionnelle. « Les conseillers en insertion professionnelle peuvent avoir tendance à différer les actions tournées vers l’emploi, comme l’obtention d’un permis de conduire ou une formation, car ils doivent d’abord gérer les autres urgences des salariés en parcours », souligne Rachid Ouarti, directeur de l’insertion et de la formation à l’association Equalis, implantée en Ile-de-France, dans l’Oise et le Loiret. Et de l’autre, l’augmentation des chances réelles d’insertion durable impliquent de prendre au sérieux le sujet de la formation professionnelle. « Avec les tensions de recrutement, la plupart des postes qui ne requièrent pas de qualifications ont déjà été pourvus, explique Fabien de Castilla, co-directeur général du groupe d’insertion Ares. Maintenant, il reste ceux qui demandent des certifications, par exemple en matière de sécurité ou d’hygiène, pour lesquelles les formations durent trois à six mois et peuvent être faites soit en parallèle, soit en fin de parcours d’insertion. Pour cela, on n’a pas encore trouvé la solution. » C’est pourquoi le groupe d’insertion vient justement d’obtenir une certification Qualiopi afin d’être reconnu comme organisme de formation. « Dans dix ans, notre objectif est d’ajouter à la remise en confiance l’acquisition des basiques des compétences métier », pose-t-il. Une discipline de plus à maîtriser pour des structures de l’IAE, toujours plus polyvalentes.
Un « métier flou ». Ainsi Benoît Schmerber a-t-il nommé sa thèse, consacrée au métier de CIP. Cet ex-éducateur spécialisé s’est appuyé sur sa propre expérience de chef d’entreprise qui répondait aux marchés publics de Pôle emploi pour accompagner des chômeurs. « C’est un métier où il y a un écart entre la description de la fonction et sa pratique. Il faut que le chômeur ait fait un certain nombre d’entretiens d’embauche, mais vous avez en face de vous une personne qui n’est pas prête à l’emploi pour certaines raisons. Il va falloir débrouiller l’affaire », explique-t-il. Au-delà de Pôle emploi et des missions locales, les CIP sont également mobilisés en structure d’insertion par l’activité économique. Les « portefeuilles » de personnes à accompagner n’ont rien de comparable, mais la pluridisciplinarité est de mise: il faudra travailler les problèmes linguistiques, de logement, de garde d’enfants, de finances personnelles… Sachant que les conseillers « ne sont ni des assistantes sociales, ni des psychologues », souligne Coralie Bel, responsable d’activité chez Equalis. Du groupe Adecco à l’« école de CIP » tout juste créée en Seine-Saint-Denis, chacun y va de sa nouvelle formation à ce métier pour l’adapter aux difficultés des publics comme au travail partenarial qu’il exige. Le réseau Coorace vient ainsi de lancer sa formation, adossée au référentiel du ministère du Travail, afin de l’accorder aux particularités des structures d’insertion par l’activité économique.