Genre, nom, pseudo ou code, date de naissance, origine de la rencontre, demande(s) initiale(s) exprimée(s)… Les items se succèdent pour remplir une « fiche jeune » sur le logiciel de recueil de données Traject (« Travail, recueil, analyse, jeunes, équipes, territoires »), utilisé par une cinquantaine de structures en France. Comme d’autres outils, cette plateforme propose aux professionnels de la prévention spécialisée de centraliser les informations relatives aux jeunes qu’ils accompagnent, à leur agenda, leur planning et leurs partenariats. Les objectifs sont multiples : obtenir une vision globale des temps d’activité, adapter les pratiques et… rendre plus visible le travail effectué auprès des pouvoirs publics.
« En 2015, les subventions dans notre champ ont sensiblement baissé. Puis, en 2017, est sorti un rapport sur “l’avenir de la prévention spécialisée”. Ces éléments ont remis en avant la nécessité de rendre nos actions davantage lisibles, contextualise Eric Gaffory, responsable projet au sein du Comité national de liaison des acteurs de la prévention spécialisée (CNLAPS), à l’origine de Traject. Nous savons que l’évaluation est importante. Plutôt que de la subir en rendant uniquement des comptes, nous nous sommes demandé si cette procédure ne pouvait pas aussi servir aux équipes pour réfléchir aux pratiques et améliorer la qualité des accompagnements. L’idée était de construire un outil porteur de sens avant qu’on ne nous en impose un. » A la suite d’un « questionnaire exploratoire » auprès de ses 120 structures adhérentes, le CNLAPS a constaté des lacunes sur les deux principaux logiciels alors utilisés par les professionnels (Evasoft et Proximus), notamment sur l’aspect « diagnostic de territoires ». Partant de ces constats, le comité a ensuite mis en place un groupe de travail formé d’éducateurs, de chefs de service et de personnel administratif pour construire le cahier des charges de Traject.
Cheffe de service à la Sauvegarde 56 (Morbihan), Anne-Claire Brulé vante les mérites d’un outil de travail utile à la réflexion d’équipe. « Cet outil ne sert pas qu’à rendre des comptes aux financeurs, nous pouvons établir certains besoins de la population et voir comment y répondre. Nous nous préoccupons par exemple de la place des jeunes filles en prévention spécialisée. Grâce à Traject, j’ai pu connaitre le pourcentage de ce public en accroche et le comparer au pourcentage de jeunes filles pour lesquelles un accompagnement éducatif était déjà en place. »
Si, au sein de la structure bretonne, « aucune résistance » n’a été observée au moment de déployer le logiciel, ailleurs sur le territoire certains professionnels voient d’un très mauvais œil le recueil de données via ces plateformes. La mise en péril du lien de confiance entre l’éducateur et le jeune est souvent le premier argument avancé. Les professionnels sont en effet dans l’obligation, conformément au règlement général sur la protection des données (RGPD), d’informer les jeunes qu’ils remplissent un dossier les concernant. « C’est super délicat au début de la relation, avance Isabelle Bertin, éducatrice spécialisée au sein d’une structure ayant recours à Evasoft depuis plusieurs années. Certains éducateurs ne le mentionnent pas car le lien peut tout de suite être biaisé. J’en ai parlé avec d’anciens jeunes rencontrés il y a une quinzaine d’années, en leur demandant comment ils auraient réagi si j’avais mentionné la création d’une fiche à l’époque. Ils m’ont répondu : “Jamais de la vie je serais resté en lien avec toi !” » Même son de cloche chez Loïc(1), qui exerce en région parisienne et utilise Traject depuis quelques semaines. « Tout dépend depuis combien de temps on connaît les jeunes. Pour certains, cela fait suffisamment longtemps et ils ont confiance ; avec d’autres, en accroche, l’approche me paraît très difficile », rapporte le professionnel. Il soulève d’emblée une autre dérive potentielle : « Nous pouvons aussi être amenés à utiliser la confiance déjà créée pour obtenir leur adhésion. Il est facile de dire : “Hein t’es d’accord ?”, ou de simplement glisser : “Je note tout sur un logiciel.” Mais une fois qu’on a dit ça, on n’a rien dit. » Conscient des réactions que peut susciter ce recueil de données, Eric Gaffory assure que si le jeune s’oppose au processus, il est possible de n’entrer aucune information permettant de l’identifier. Il rappelle également que le droit des personnes prévaut systématiquement sur la création de statistiques. « Les structures doivent s’autoriser dans leurs discussions avec les financeurs à remonter le nombre de jeunes qui n’ont pas souhaité qu’on recueille des éléments sur eux. Cela dit aussi quelque chose de notre public et de la défiance à l’égard des institutions », souligne le responsable projet, pour qui l’argument du lien de confiance est toutefois lié aux représentations des éducateurs. « Forcément, si on dit à un jeune : “J’ai un logiciel, je vais te ficher dedans”, je n’en connais pas beaucoup qui accepteraient. En revanche, si on est transparent et qu’on y met du sens, cela change la donne. »
La transmission d’informations concernant le parcours des jeunes entre les professionnels pose aussi question dans le secteur. « Le jeune a choisi la relation avec un éducateur, pas avec le service entier, martèle Isabelle Bertin. Lorsque quelqu’un de l’équipe s’en va, il n’est pas obligé de créer du lien avec le nouvel éduc. Les directions ont du mal à le comprendre. On nous répète qu’il faut assurer le relais, mais en prévention spécialisée, c’est le jeune qui choisit. » Un argument qui tient difficilement la route, selon le CNLAPS. « Une info confiée à un membre de l’équipe est considérée comme confiée à l’ensemble de l’équipe, c’est la loi, répond Eric Gaffory. Et même si la relation de confiance se crée d’abord de personne à personne, il est important de se demander si on n’enferme pas le jeune dans un lien exclusif en ne donnant pas de place à l’équipe dans le travail éducatif. »
Autres critiques régulièrement formulées : l’aspect chronophage du recueil de données, ainsi que l’exploitation des informations afin d’évaluer le travail du professionnel. « Nous nous étions battus pour que ces informations ne soient pas utilisées dans notre évaluation annuelle, par peur du salaire au mérite, mais maintenant, dans notre feuille de notation, on nous ressort nos statistiques personnelles », souffle Isabelle Bertin. De manière générale, Eric Gaffory estime que ces outils viennent cristalliser des tensions préexistantes entre certaines directions et leurs équipes, mais ne sont pas à l’origine des problèmes exposés. Un point demeure : si les données sont renseignées de manière inégale selon les professionnels et les structures, les statistiques obtenues risquent d’être moins pertinentes.
(1) Le prénom a été modifié.