Qui veut noyer sa structure l’accuse d’insuffisance. Dans le Calvados, le sentiment domine depuis que le département a dénoncé les conventions qui le liaient avec l’ACSEA, une association du mouvement des Sauvegardes. Le 1er janvier dernier, le service d’action préventive (SAP) a cessé toute activité à Caen avant de baisser définitivement le rideau, fin août, dans les autres territoires. Motif évoqué : la non-atteinte des objectifs fixés et le manque de coopération. « Le rapport d’activité n’a pourtant jamais été contesté, défend l’éducateur et représentant syndical Jérôme Turge. Le département règle ses comptes à l’égard d’une équipe trop contestataire à son goût. » En lieu et place du service de l’association, le département du Calvados a choisi d’internaliser la prévention spécialisée à travers la création d’un établissement public. Une reprise en main qui laisse déjà entrevoir, selon le syndicaliste, le glissement de la protection de l’enfance vers des missions de prévention de la délinquance.
Plus au sud, le département de l’Ardèche a décidé l’an dernier de réduire de moitié la dotation de l’ADSEA 07, autre structure des Sauvegardes. D’abord menacé de fermeture pure et simple, son service de prévention a vu fondre le nombre de ses éducateurs. Sans que les postes ne soient, cette fois, transférés. « Il existe un profond mépris de l’action sociale. La prévention spécialisée est la première à payer parce qu’elle est la plus facile à cibler, juge Guillaume Thouvenin, éducateur du service jusqu’à sa récente démission. Son essence même, fondée sur l’absence de mandat nominatif, la rend vulnérable. Contrairement aux mesures judiciaires ou administratives, il est facile de l’arrêter le jour où la couleur politique change, où les convictions s’éteignent. »
Deux épisodes aux motivations distinctes. Mais qui illustrent, à chaque fois, les relations tortueuses qu’entretiennent la prévention spécialisée et les pouvoirs publics. La première défend son indépendance et son attachement à la protection de l’enfance ; les seconds suspectent une absence de résultats, guettant au pied de l’immeuble la baisse des chiffres de la délinquance. Un rendez-vous manqué, en somme, sur un air de « je t’aime, moi non plus » qui ne cesse de menacer la pérennité des services. « Les élus réalisent que les éducateurs mènent une action de fond une fois ceux-ci partis », persifle Pascal Le Rest, ancien éducateur devenu ethnologue, auteur de Mais qui veut la mort de la prévention spécialisée ? (éd. L’Harmattan, 2019)(1). « Au fondement du hiatus : l’intervention hors les murs, qui irrite les élus et les partenaires. Dans un monde où l’on veut tout cadrer, la prévention est perçue comme un métier de hippies, à reléguer aux années 1968. » En 2017, un rapport parlementaire soulignait le triple malaise du secteur : la baisse inédite des financements, les besoins toujours plus grands sur le terrain et un positionnement délicat, avec un risque de dilution dans la politique de la ville.
A l’impossible, nul n’est tenu. Mais s’il est un domaine sur lequel peuvent agir les équipes de prév’, c’est celui de la pédagogie, de la valorisation de leurs actions. Alors que la discrétion est longtemps restée dans l’ADN du secteur, de nombreux observateurs invitent à tourner le dos à cette culture du secret. « Notre fonctionnement est parfois peu compréhensible. Si on ne montre pas ce qu’on fait, on donne le bâton pour se faire battre, résume Pascal Peiger, directeur de l’association Fontenay Cité Jeunes, dans le Val-de-Marne. Il faut faire comprendre les spécificités du métier, le travail sur le temps long, la légitimité de l’éducateur sur tel quartier, sa connaissance des familles. » Quitte à remettre sans cesse l’ouvrage sur le métier. « Oui, il y a du turn-over chez les partenaires et ça fait dix ans qu’on répète les mêmes choses. Mais il faut prendre son bâton de pèlerin et continuer à faire preuve de pédagogie. »
Le directeur était l’invité de la journée d’étude « Le travail de rue, de l’invisibilité à la présence », organisée à la mi-janvier par l’Ecole supérieure de travail social (Etsup). A une époque où tout le monde se met en scène, il lui paraît incontournable d’être présent sur les réseaux sociaux. A la fois avec les jeunes, qui les plébiscitent, et avec les partenaires extérieurs. « J’administre un compte Snapchat et une page Facebook à laquelle beaucoup d’élus et de partenaires sont abonnés. Je pense que cela joue dans nos relations avec le conseil départemental, estime Pascal Peiger. On peut montrer des choses sans mettre en danger l’intégrité des jeunes, sans s’affranchir du respect des principes, notamment celui de leur anonymat. Je veille ainsi à communiquer sur des points factuels (un séjour, un chantier…) en évitant de stigmatiser tel groupe de tel quartier. Quand on prend des photos, on floute les visages ou on montre de dos. » Une transparence qui ne l’empêche pas de rester discret sur son budget ou sur des chiffres, pour ne pas prêter le flanc à des interprétations erronées.
Sur ce territoire du Val-de-Marne, certaines associations ont perçu sur le tard l’intérêt de communiquer. « Comme nous avons été jusqu’à présent plutôt bien traités, le sujet n’a jamais revêtu un caractère urgent. On a toujours entretenu une discrétion envers nos partenaires, pour éviter que les jeunes se créent des fantasmes et ne brisent le lien fragile », expose Kadder Righi, directeur de l’Association Champigny Prévention (ACP). Mais à l’ère de la com’ à outrance, alors que les financeurs ont tendance à nous emmener sur une politique de résultat, nous nous devons de montrer notre plus-value. » Réunis au sein d’une union départementale, l’Udaps 94, les associations envisagent d’organiser en mai une journée de valorisation. Au vu de la diversité des pratiques, le choix a été fait de présenter les singularités de chaque équipe. « Un service travaille avec un assistant de service social, un autre s’est inscrit dans le cadre d’un plan régional pour l’insertion des jeunes (PRIJ), un troisième dispose d’une auto-école associative », énumère Kadder Righi.
Autre stratégie de visibilité : dans le Pas-de-Calais, l’association Avenir des Cités a inauguré, début février, un local situé sur une des artères principales de Billy-Montigny, à proximité des commerces. Un choix délibéré. « On doit être vu », assure Sadek Deghima, responsable du service de prév’, qui a fait réaliser un logo de l’association, plaqué sur les baies vitrées, pour que celle-ci soit mieux identifiée. Il n’hésite d’ailleurs pas à parler d’une démarche de « marketing social », qui inclut la réalisation de plaquettes respectant une charte graphique précise ainsi qu’une présence sur les réseaux sociaux. Sur Facebook, LinkedIn et Twitter, Avenir des Cités cible les partenaires, du local au national. « Et ça paie, affirme Sadek Deghima. Lors de la crise du Covid, nous avons fait un appel aux dons de matériel informatique. Grâce à ce post, la préfecture nous a proposé de débloquer un budget. Pour les appels à projets, c’est pareil : c’est bien d’être connu et reconnu. Il y a dix ans, nous faisions le même travail de terrain, à la seule différence qu’on ne nous connaissait pas. Les pouvoirs publics pointent aujourd’hui notre manque de visibilité : on a besoin de faire nos preuves. Qui plus est dans une période de restrictions budgétaires. On se doit de passer de l’ombre à la lumière. » Le cadre invite non pas à « perdre son âme », mais à « occuper le terrain » : « Il faut être représenté dans les instances, dans les comités de pilotage, pour donner de la visibilité à nos actions. Et c’est le rôle du cadre de mener ce travail. De la même manière qu’il doit clarifier les missions, rappeler qu’on intervient en amont, dans le cadre de la protection de l’enfance, et non pas comme des pompiers qui viendraient éteindre les incendies. »
Rendre plus visible le travail des éducateurs ? L’Association pour la prévention spécialisée nationale (APSN) y songe aussi. « La communication est le nerf de la guerre. Même si je suis convaincue que celui qui ne veut pas voir ne verra pas, on va essayer de formaliser davantage le métier, en précisant ce qu’il est et ce qu’il n’est pas. Pourquoi pas réaliser aussi un film sur le travail de rue à destination des acteurs du champ social, des élus, des collectivités, voire du grand public », détaille la directrice Marie-Pierre Cauwet, qui déplore l’absence d’observatoire national. « On aimerait intégrer la prévention spécialisée dans l’Observatoire national de la protection de l’enfance. » L’évaluation est un autre enjeu du secteur. « Le numérique, notamment les logiciels de recueil de données [lire page 12], donne des indicateurs précieux pour ajuster notre travail », souligne Pascal Peiger. A condition, bien sûr, d’extraire des informations non nominatives, « les recueils de données permettent d’observer des dynamiques et de valoriser le travail auprès des partenaires », abonde Sadek Deghima.
Un discours proactif qui divise : « La visibilité est un grand fantasme, balaie Pascal Le Rest. Cela fait des années qu’on produit des rapports d’activité que les élus ne lisent pas. S’y intéressent-ils ? C’est une autre affaire. Quant à l’évaluation, ils en ont toujours une attente décalée et ils en tirent les informations qu’ils veulent. En réalité, il manque des dispositifs et des moyens budgétaires pour opérer sur les territoires. Il faut cesser d’instrumentaliser cette profession et être plus attentif aux attentes qu’on formalise. » Et d’ajouter, cinglant : « Le vers est dans le fruit. Souvent, face à la difficulté d’obtenir des financements, les cadres dirigeants entretiennent eux-mêmes une forme de complicité avec les élus. »
Faut-il jeter la prév’ avec l’eau du bain, à un moment où les quartiers connaissent une augmentation de la souffrance psychique chez les jeunes et des phénomènes de prostitution des mineures ? Les éducateurs restent, à n’en pas douter, l’oreille d’une jeunesse à protéger. Mais une oreille qui doit sans cesse défendre ses spécificités. S’ouvrir pour ne pas souffrir…
C’est l’exemple d’une alliance intelligente entre services de prév’ et acteurs du champ socio-éducatif. En Loire-Atlantique, l’équipe de veille et d’intervention sociales de l’agence départementale de prévention spécialisée (ADPS) apporte depuis septembre dernier un appui technique aux professionnels de la jeunesse. Jusqu’alors chargée des diagnostics, elle étoffe ses missions dans des zones souvent rurales qui voient les phénomènes urbains se déplacer sous l’effet de la hausse des loyers et de la relégation spatiale des populations. « On intervient par exemple auprès d’animateurs en difficulté avec des jeunes qui entretiennent des rapports tendus avec les institutions. On déconstruit l’ensemble de leurs pratiques et on construit avec eux un protocole d’intervention autour d’une mise en travail du groupe », explique Morgane Corbiller, l’un des deux éducateurs du service. Encore expérimentale, la démarche souligne la volonté de transmettre une pratique, de partager une expérience, pour œuvrer ensemble à la résolution d’un problème. Au-delà des chapelles.
Le constat n’est pas nouveau : la prév’ souffre d’un manque de cadrage national. « D’un point de vue institutionnel, on est toujours dans un grand flou », pointe Marie-Pierre Cauwet, directrice de l’Association de prévention spécialisée nationale (APSN). Partie intégrante de la protection de l’enfance, la profession est régulièrement invitée à agir contre la délinquance. Et si la cour administrative d’appel de Nantes a reconnu, en 2017, la compétence obligatoire des départements, le législateur ne l’a jamais traduite dans les textes. La collectivité définit librement les conditions d’exercice comme les lieux d’intervention. Résultat : le paysage révèle une grande hétérogénéité. Et plus encore depuis que la loi NOTRe de 2015 a introduit la possibilité de transférer la compétence vers les métropoles. Ce que 16 d’entre elles ont fait à ce jour.