Vieillissement de la population, progrès de la médecine, virage domiciliaire, mais aussi crise des métiers du lien et plans d’aide sous-dimensionnés, autant de réalités sociétales se superposent pour toujours peser davantage sur une même catégorie d’acteurs : les aidants familiaux. Au nombre de 9,3 millions selon la dernière enquête « Autonomie » de la Drees (direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques) de 2021, soit une personne sur six, dont une majorité de femmes, ils seraient, de l’avis de la plupart des collectifs et associations représentatives, bien plus nombreux. Ces parents, enfants, frères et sœurs ou encore conjoints qui accompagnent au quotidien leurs proches en perte d’autonomie, en situation de handicap ou souffrant d’une maladie chronique, dépasseraient ainsi largement les 11 millions. Sans compter avec ceux qui ne se reconnaissent pas comme tels, estimant que leur investissement en temps n’est pas assez conséquent pour bénéficier du titre d’aidant.
Au-delà d’une bataille de chiffres ou d’un débat sémantique – les critères pour accéder à ce statut ou le ressenti de chacun sont traversés par des considérations à la fois très subjectives et restrictives –, ce phénomène ne cesse de s’amplifier. Une réalité choisie ou subie mais qui se heurte, toujours, à la pénurie de professionnels et au manque d’heures allouées pour leur permettre de souffler. Le plus souvent livrés à eux-mêmes en dehors des interventions programmées des travailleurs médico-sociaux – auxiliaires de vie sociale (AVS), techniciens de l’intervention sociale et familiale (TISF), moniteurs-éducateurs, aides-soignants ou infirmiers –, les proches aidants ont appris à se débrouiller. Et c’est bien là où le bât blesse. Leur capacité à pallier le manque de professionnels, leur adaptabilité et leur résilience les isolent encore davantage. Au lieu de miser sur un véritable aggiornamento des métiers du domicile – qui passerait notamment par la revalorisation des salaires et l’amélioration des conditions de travail – les pouvoirs publics semblent, au contraire, vouloir professionnaliser les aidants. Leur permettre de prendre la place de ceux qui ont été formés et diplômés, via notamment la récente simplification de la validation des acquis de l’expérience (VAE) (voir encadré ci-contre). Un effet pervers aussi bien condamné par ces derniers que par les professionnels d’un secteur en manque de considération.
« Cette annonce s’inscrit clairement dans une problématique de recrutement dans notre secteur », analyse Juliette Coanet, membre fondateur du collectif Les Essentiel.le.s du lien et du soin. « Si la facilitation de la VAE a été voulue pour espérer résoudre la non-appétence pour nos professions, c’est une mauvaise mesure. Si c’est pour permettre à des aidants d’accéder plus facilement à nos métiers, ce n’est pas une bonne idée non plus, parce que ce qui fait défaut, c’est justement la professionnalisation des collègues. Cela passe par de la formation et pas par une validation des acquis de l’expérience. » L’auxiliaire de vie, aidante auprès de sa mère et de son frère avant d’exercer son métier dans la région de Nantes, connaît bien la différence entre ces deux « casquettes » et estime que se consacrer à son proche n’a « rien à voir » avec les métiers de l’accompagnement.
Un constat partagé par Nathalie Pomarède, elle aussi aidante auprès de son fils, jeune adulte porteur de handicap, et par ailleurs monitrice-éducatrice dans le Pas-de-Calais. « Quand on est aidant, il y a de l’attachement, cette envie si forte que son enfant ou son parent soit comme tout le monde, alors que moi, en tant que professionnelle, je vais savoir dire “non”. Etre plus dans la réalité si la personne souhaite faire quelque chose qui n’est pas adapté. J’ai travaillé avec des enfants autistes et j’ai remarqué que leurs parents sont souvent dans une forme d’utopie. Ils attendent tellement de l’insertion, que parfois la déception est terrible. »
La sacro-sainte « juste distance » – parfois remise en cause dans certains types d’accompagnement – est tout bonnement impossible à conserver pour un membre de la famille. Comment ne pas se laisser happer par ses émotions face à une mère alitée ou un enfant polyhandicapé ? Comment garder son sang-froid lorsque la fatigue s’accumule, que les loisirs se réduisent comme peau de chagrin et que les sentiments s’emmêlent ? « Il est une chose d’être proche des gens qu’on aime, de les entourer dans le handicap ou la maladie, il en est une autre de les changer, de les laver et de réaliser des gestes très techniques qui doivent, selon moi, rester réservés à des professionnels », reconnaît Dafna Mouchenik, directrice de Logivitæ, une entreprise parisienne d’aide à domicile dédiée aux personnes âgées ou en situation de handicap.
Cette nécessaire distinction interpelle également Hélène Rossinot, médecin de santé publique, auteure(1) et médecin coordonnateur en Ehpad : « Je suis un peu perplexe. Ce n’est pas parce qu’on a accompagné un membre de sa famille que l’on va avoir envie ensuite d’accompagner des inconnus. La grande majorité des aidants le font par amour pour leurs proches, non pas par amour pour le métier qu’ils ont été obligés d’endosser. » Mais pour la soignante, en l’état actuel de la situation, les aidants devraient bénéficier de davantage de formation. Tout au moins les bases. « Ils ont en besoin, ne serait-ce que pour apprendre à soulever quelqu’un. C’est lourd et compliqué, on risque de s’abîmer le dos, d’avoir une hernie discale. Ce serait plus rassurant pour le proche dépendant et plus protecteur pour celui qui utilise parfois du matériel compliqué comme un lève-malade. »
Françoise Charpentier fait partie de ces aidants professionnalisés malgré eux. Présente matin, midi et soir auprès de sa maman de 98 ans – parfois même la nuit à cause des hallucinations nocturnes de cette dernière –, la retraitée a remanié toute sa vie pour compenser le manque d’accompagnement. « Des aides à domicile passent deux fois par jour, à raison d’une demi-heure à chaque fois, au petit-déjeuner et lors de la pause méridienne. Et un infirmier vient en plus pour l’aide à la toilette. Mais ce n’est pas suffisant et je ne peux pas prendre d’heures supplémentaires, nous n’en avons pas les moyens. J’ai donc appris à faire des choses toute seule, en regardant des tutos sur Internet. Mais ne serait-ce que changer les protections d’une personne grabataire, je vous assure, c’est un métier ! » Sensibilisée personnellement par la crise de ce champ du lien et du soin, Françoise Charpentier a créé l’Union du personnel soignant à domicile (Upsad) avec des professionnels de son entourage.
A l’instar de cette aidante devenue soignante à son corps défendant, il s’agit de braquer les projecteurs sur les maux d’un secteur qui souffre structurellement d’un manque de personnel, de reconnaissance financière et de moyens pour exercer dans le respect des personnes accompagnées. « Les auxiliaires de vie sont sur un rythme complètement dingue avec des plans d’aide délivrés par les départements qui ne sont pas adaptés aux besoins des gens, précise Dafna Mouchenik. Il est parfois imposé de faire des interventions au quart d’heure, c’est d’une grande violence. On règlerait tellement de choses si, demain, les personnes âgées bénéficiaient de cinq ou six heures d’intervention. Les auxiliaires de vie changeraient ainsi moins souvent de maison, ce qui diminuerait la pénibilité de leur travail. Quand on accompagne jusqu’à huit personnes par jour, on ne peut pas se rappeler de la singularité de chacun. La charge mentale est trop importante. »
Des professionnels pas assez nombreux et fréquemment à deux doigts du burn-out, des aidants proches tout aussi éprouvés et obligés d’endosser des responsabilités pour lesquelles ils n’ont la plupart du temps pas été formés et des personnes dépendantes, malades ou handicapées qui se retrouvent parfois mal ou peu accompagnées… Face à ce triptyque dantesque, la réponse n’est pas de valoriser des métiers en tension mais bien de les ouvrir à tous. « Le message que nous avons reçu est : “Ce que vous faites n’est pas un métier !” », s’emporte Juliette Coanet. « Dans toutes ces professions majoritairement exercées par des femmes, on nous renvoie l’idée que nous sommes faites pour ça, que d’aider l’autre est dans notre ADN. C’est pour cette raison qu’il n’y a pas de valorisation de nos professions et que l’on propose aux aidantes de le faire à notre place. Pourtant ce sont des métiers de vocation qui demandent des compétences et de la formation. »
D’après la Drees, un actif sur quatre sera aidant en 2030. Une source non négligeable de forces vives pour se substituer à des personnes formées, diplômées et rémunérées comme telles. Le laboratoire d’économie et de gestion des organisations de santé de l’université Paris-Dauphine, dans le cadre de l’étude européenne Share – portant sur la santé, le vieillissement et la retraite –, a même calculé que la contribution des proches aidants représenterait une économie annuelle pour la France de près de 11 milliards d’euros. De là à penser que l’ouverture de la VAE aux aidants proches serait une manière de réduire encore davantage les dépenses…
Si Bénédicte Kail ne pense pas qu’il s’agisse d’une volonté objective des pouvoirs publics, la conseillère nationale d’éducation famille à APF France handicap et co-animatrice du collectif inter-associatif des aidants familiaux (CIAAF) estime qu’il s’agit d’un vrai risque. « Les parents d’enfants en situation de handicap que je rencontre ont peur que cela ne leur retombe dessus. Ils avaient déjà été réticents face au processus de désinstitutionnalisation, au sens où ils craignaient le manque d’étayage à domicile. Cette potentielle charge en plus, ils n’en veulent pas. Ils ne peuvent pas en assumer davantage. » Hormis de rares exceptions, être aidant n’est pas une envie profonde, comme lorsqu’on embrasse une carrière. Un père, une mère, une sœur ou un enfant qui aide son proche ne saurait se limiter à cela. Il aspire aussi la plupart du temps à conserver un salaire, une vie sociale en dehors de cette bulle d’aidance et une identité propre.
« La plupart des aidants veulent continuer à travailler dans leurs métiers d’origine, qui ne sont pas forcément des métiers du lien », précise Morgane Hiron, déléguée générale du collectif Je t’Aide. « Il est vrai qu’ils ont développé des compétences, car depuis le Covid la liste des tâches leur incombant s’est énormément allongée, mais ils subissent ces nouvelles attributions. La porosité des frontières avec le monde professionnel est une conséquence de la pénurie, pas un choix. » Plus important encore, si les aidants familiaux connaissent mieux que personne les rouages administratifs liés à la dépendance ou au handicap, ainsi que certains protocoles de soins, ils ont bien d’autres compétences transversales valorisables dans toutes les professions. « La gestion du stress, l’anticipation, la flexibilité, l’intelligence émotionnelle, la résolution des problèmes complexes… Ces atouts sont les plus recherchés actuellement sur le marché de l’emploi. Nous souhaitons valoriser toutes les compétences et pas seulement celles du médico-social. »
Si près de 75 % des aidants ont moins de 65 ans et 43 % moins de 50 ans (Baromètre BVA-Fondation April, 2018), ils souffrent en grande majorité de carrières hachées, de temps partiels et de périodes de chômage inhérentes à leurs obligations familiales. Outre une articulation plus fluide entre leur statut d’aidant proche et leur vie professionnelle, la plupart des organismes représentatifs réclament une meilleure reconnaissance de l’implication des aidants dans le calcul de leur pension.
A la suite de la présentation de l’actuelle réforme des retraites, le collectif inter-associatif des aidants familiaux demande d’aller plus loin. « La seule réelle avancée de ce texte est la création d’une assurance vieillesse spécifiquement dédiée aux aidants (AVA), souligne Bénédicte Kail. Néanmoins, il ne s’agit que de la modification d’un dispositif existant, celui de l’assurance vieillesse des parents au foyer (AVPF). Nous demandons son élargissement, par exemple, aux deux membres d’un couple s’occupant de la même personne, dans la mesure où ils n’exercent aucune activité ou une activité à temps partiel, et à tous les parents d’un enfant en situation de handicap dès lors qu’ils sont éligibles à l’allocation d’éducation de l’enfant handicapé de base (AEEH). » Le collectif souhaite également que les aidants puissent partir à taux plein, avant l’âge légal, dès lors que la prise en compte des trimestres acquis au titre des majorations pour enfant ou adulte handicapé permet d’atteindre le nombre de trimestres nécessaires : « Pour l’instant, le gouvernement a fait de grandes annonces pour peu d’avancées. »
La question de la professionnalisation des aidants proches, comme réponse à la pénurie d’aides à domicile et d’auxiliaires de vie, voire de personnel soignant, pose plus largement celle d’une éventuelle refonte de tout notre système social et de santé. « Evidemment, le secteur du grand âge a besoin d’une énorme réforme, souligne Hélène Rossinot. Mais selon moi, le problème de fond vient du manque de coordination entre la santé et le médico-social. Aujourd’hui, nous avons deux systèmes parallèles qui n’arrivent pas à discuter ensemble et tout repose sur les épaules des aidants. Il faut à la fois plus de personnel à domicile pour ceux qui souhaitent s’y maintenir, plus d’établissements dans lesquels on puisse avoir confiance et une meilleure prise en charge financière. »
La loi du 21 décembre 2022 portant mesures d’urgence relatives au fonctionnement du marché du travail modifie les conditions d’accès à l’allocation chômage et met l’accent sur la validation des acquis de l’expérience (VAE) dans un objectif de résorption de la pénurie de main-d’œuvre. Le texte autorise les proches aidants et les aidants familiaux à faire valoir les compétences acquises dans la prise en charge de la dépendance ou de la fin de vie d’un membre de la famille, en permettant la comptabilisation des périodes de mise en situation en milieu professionnel au titre de la durée minimale d’expérience requise pour prétendre à la VAE et en simplifiant certaines procédures. Toute personne, et non plus les seules personnes engagées dans la vie active, pourra bénéficier du dispositif. L’objectif du gouvernement est d’atteindre 100 000 parcours de VAE par an (contre 30 000 aujourd’hui). La création d’un service public de la VAE devrait mettre en place un guichet unique, via une plateforme numérique, à la disposition des candidats.
Il est possible d’être rémunéré pour l’aide apportée à un proche âgé en perte d’autonomie, en devenant son salarié. L’aidant peut cumuler cette activité avec une autre activité professionnelle. Si la personne aidée n’est pas bénéficiaire de l’APA (allocation personnalisée d’autonomie), elle peut employer librement un membre de sa famille en tant qu’aide à domicile. Si elle en est bénéficiaire, elle peut également le faire mais à l’exception de son conjoint ou concubin. Dans les deux cas, l’aidant devient l’aide à domicile salarié de son proche âgé et le proche âgé devient l’employeur de l’aidant. En tant qu’employeur, la personne aidée doit déclarer l’embauche de son salarié à l’Urssaf et respecter les obligations du code du travail (contrat de travail, bulletins de paie, médecine du travail, formation continue, congés, règlement des cotisations sociales et des salaires). Devenir aidant salarié de son proche permet de cotiser pour la retraite et de bénéficier d’une protection sociale, mais attention à la potentielle perte de revenus, les plans d’aide APA étant plafonnés.
(1) H. Rossinot – Etre présent pour ses parents – Editions de L’Observatoire, 2022.