Quelque part à l’étage, une sirène hurlante me sort de ma torpeur. Un bruit aigu et continu, suivi d’une cavalcade de pas pressés, une porte qui s’ouvre mais ne se referme pas, et une voix grave et profondément agacée. « Mais vous n’entendez donc pas l’alarme ? Vous le savez pourtant qu’il est interdit de fumer dans les chambres ! »
Pas même besoin de me lever : c’est encore le voisin de gauche qui vient de se faire piéger par le détecteur de fumée. Je lui ai dit pourtant, ne fume pas dans la salle de bains, c’est là que tu te feras griller le plus facilement, mais il ne peut pas s’en empêcher quand il est aux toilettes. Je souris parce que je fais exactement la même chose… mais je suis plus maligne que lui, je laisse la porte entrouverte, et je me fais pas cramer.
Ça pleure. J’entends ma voisine de droite renifler, hoqueter et sangloter en réponse à la voix légèrement suspicieuse de l’infirmière. « Je ne comprends pas, je fais bien mon régime pourtant. D’ailleurs, vous voyez bien ce que je mange à table, c’est sans sucre, et je mets des sucrettes dans mon café. C’est votre appareil qu’est détraqué ! » Bien à l’abri derrière une pile de vêtements, quatre paquets de gâteaux, cinq de bonbons et trois bouteilles de soda attendent sagement leur tour. Les journées sont longues et on a le grignotage facile quand on s’ennuie. Je fais comme ma voisine sauf que moi je suis pas diabétique.
Ça plane. Le petit groupe s’est isolé au fond du parc, mais on devine bien, à leurs gestes, qu’ils ne sont pas là pour une belote. De main en main et de bouche en bouche, ça passe et ça repasse. Un soignant apparaît à quelques mètres d’eux et ils regardent tous ailleurs d’un air plus ou moins occupé. Tout à l’heure ils rejoindront leurs unités, se changeront rapidement pour ne pas laisser traîner d’odeurs et viendront s’installer au petit salon en attendant le repas. Ce soir c’est Julie au service, et depuis son récent Covid elle n’a pas retrouvé l’odorat. Mais demain c’est Aïssa, elle ne sera pas dupe.
Ça s’interroge. « Ils ne sortent pas de l’hôpital, comment font-ils pour se procurer tout ça ? »
La stagiaire est jeune et naïve. Elle ne voit en nous que des malades en puissance, faibles et sans ressources.
Mais nous, on mange, on boit, on fume, on rit et on vit… comme tout le monde.
Pas de permission pour aller faire quelques achats ? On demande à Maxime, il va et vient à volonté et nous ramène tout ce qu’on lui réclame, moyennant la monnaie des courses.
Pas assez de cigarettes distribuées pour la journée ? Annick peut trouver une vapoteuse d’occasion, en échange de 20 €, un sweat à capuche et un paquet de café.
Une envie d’évasion ? Là c’est pas le même tarif, il va falloir faire preuve d’un peu plus d’imagination, triste loi de l’offre et de la demande.
Toute une économie à part, avec ses codes et ses tarifs. On prête, donne, vend, échange, achète. Finalement, dedans, c’est comme dehors, l’argent n’a ni odeur ni honneur.