« Le sujet du placement à domicile […] constitue l’un des points de dissensus qui traverse tous les acteurs – départements, juges, associations », rapportait l’inspection générale des affaires sociales (Igas) en 2019. Chargée de piloter une « démarche de consensus relative aux interventions de protection de l’enfance à domicile », l’Igas avait alors consacré une partie significative de son rapport à cette pratique qui, portée par une logique de graduation des réponses et s’appuyant sur le « développement du pouvoir d’agir » des familles, implique que des enfants soient confiés aux départements tout en restant hébergés au domicile de leur parent. Et ce, par le biais d’un suivi renforcé et de la mise en place d’une solution de repli.
Concrètement, des éducateurs référents accompagnent, en fonction des territoires, entre cinq et huit enfants ou fratries en leur rendant visite au moins une fois par semaine, épaulés – souvent – par une équipe pluridisciplinaire, tout en mettant en place des astreintes. Problème, précise le rapport, à la différence d’une autre mesure très similaire, l’action éducative en milieu ouvert avec hébergement (AEMOH, désormais « AEMO renforcée avec hébergement » depuis la loi « Taquet » de 2022), non seulement ce dispositif souffre de « fragilités juridiques », mais il porte également le risque de venir se substituer, « pour des raisons économiques, à des accueils avec séparation qui s’avéreraient nécessaires ».
Trois ans plus tard, ces appréhensions sont loin d’être dissipées. D’autant que, encore minoritaires ces dernières années, les placements à domicile (PAD) semblent de plus en plus plébiscités par les départements. S’il était estimé, en 2019, que 5 000 à 6 000 enfants avaient été accueillis en PAD, de multiples exemples très récents tendent à démontrer son accroissement rapide à travers l’Hexagone. Dans le Calvados, un appel à projets a été lancé en novembre dernier pour la création de 120 nouvelles places. Dans l’Aisne, le nombre de places a doublé entre 2020 et 2022, passant de 60 à 135. En Ille-et-Vilaine, 90 places supplémentaires ont été créées l’an dernier… « C’est une modalité d’intervention qui se déploie à vitesse grand V », confirme la doctorante en sciences de l’éducation Julie Chapeau, qui pilote actuellement une étude ethnographique à ce sujet. Un phénomène pourtant toujours très difficile à quantifier, selon la chercheuse. « C’est un peu un angle mort car il ne s’agit pas d’une réponse d’accompagnement bien formalisée, et il reste très hétérogène selon les territoires. Il est même complexe d’évaluer un prix de journée », souligne-t-elle.
Au-delà d’un éventuel avantage financier, comment expliquer cet essor rapide ? Un premier élément de réponse pourrait provenir des départements eux-mêmes, qui verraient ainsi leur pilotage facilité. « Si les modalités d’intervention entre l’AEMO-H et le PAD peuvent parfois être complètement similaires, il y a vraiment une différence très importante sur le plan juridique : la place du département. A la suite de mes entretiens, j’émets l’hypothèse que les départements ont davantage recours aux PAD parce qu’ils ont plus la main sur le dispositif. L’enfant étant confié à l’ASE, celle-ci est directement impliquée dans la prise de décision pour l’enfant », expose Julie Chapeau. A ceci s’ajoute un élément technique : « Beaucoup de départements ont formé des services de PAD en créant ou rédéployant des places à partir des Mecs [maisons d’enfants à caractère social], dans une logique de transformation de l’offre mais aussi parce qu’il est plus facile d’organiser le repli des enfants. »
Autre piste : à mesure que les services se créent, davantage de PAD sont ordonnés, des files d’attente se forment et donc le besoin de créer de nouvelles places émerge. A cet égard, un autre rapport de 2019 de l’Igas dédié aux « délais d’exécution des décisions de justice en matière de protection de l’enfance » s’avère éloquent. Selon celui-ci, si 39 des 53 départements interrogés avaient mis en place le PAD, le délai moyen d’exécution était bien souvent plus élevé que pour les autres mesures, avec, pour plus de 10 % d’entre eux, des délais d’attente supérieurs à six mois. Depuis, d’autres acteurs ont sonné l’alerte. Dans les Yvelines, le syndicat CGT signalait en avril 2021 que 40 mesures étaient non exercées. En juin 2021, l’Ordre des avocats du barreau de Rouen dénonçait une attente de neuf à douze mois avant l’exécution des PAD. « Un phénomène d’embolisation se produit, confirme Julie Chapeau. C’est tout l’enjeu, dans un contexte de saturation globale des réponses en protection de l’enfance, de voir se créer des listes d’attente. La question est de savoir si le dispositif est sous-dimensionné par rapport aux besoins ou si l’on ne pose pas les bons critères d’orientation, sur les plans quantitatif et qualitatif. »
Car c’est bien autour de cet enjeu de « ciblage » que se nichent les débats les plus sensibles. Les jeunes actuellement orientés en PAD sont-ils effectivement ceux qui devraient en bénéficier ? Initiés dans le Gard dans les années 1980, les PAD représentaient une expérimentation innovante, avec notamment pour vocation spécifique d’accompagner, de manière transitoire, des retours en famille afin de mettre fin aux placements. Mais aujourd’hui les motifs d’orientation se sont largement assouplis. Tous les professionnels l’assurent : les prescripteurs les ordonnent de plus en plus, parfois à titre de mesure de la « dernière chance » ou en réponse à la saturation des placements « classiques ». Résultat : le risque de « dévoiement » est sur toutes les lèvres. « Il existe des situations avec des éléments de danger encore présents mais des facteurs de protection au sein de la famille permettent de les travailler et de faire en sorte que l’enfant soit en sécurité au domicile des parents. Mais d’autres situations ne devraient absolument pas être orientées comme telles », déplore ainsi la doctorante.
Une réalité bien connue sur le terrain. « Aujourd’hui, on fait des placements à domicile par défaut. On est en train de tordre le sens des dispositifs », s’alarmait voilà quelques mois Yann Marie, directeur adjoint de l’association Devenir, qui déploie en Seine-Saint-Denis le dispositif de protection de l’enfance « Adophé », en pleine expansion (voir ASH n° 3272 du 2-09-22, page 6). Une inquiétude partagée par Nicolas Blanchard, chef de service au sein de la fondation Droit d’enfance dans l’Essonne. Celui-ci a vu son service de PAD – dénommé dans ce département « accueil modulable » – grandir depuis son arrivée en 2018, entraînant dans la foulée le doublement des effectifs… Mais aussi, peu à peu, l’émergence de situations de plus en plus difficiles à accompagner. « Quand j’ai commencé, nous suivions beaucoup de sorties de placement, se souvient-il. Le travail portait sur l’idée d’un retour positif des enfants dans leur famille, où les parents pouvaient avoir besoin de soutien et d’étayage pour la reprise des liens. Ces mesures prenaient vraiment tout leur sens en permettant de soutenir ce retour de vie en commun. Mais actuellement nous avons finalement moins de mesures comme celles-ci. Beaucoup sont désormais destinées à éviter le placement, en partant du postulat que l’intensité de nos interventions va pouvoir régler la difficulté. Dans l’Essonne, les textes prévoyaient l’“absence de danger” dans les mesures d’accueil modulable. Mais, désormais, nous accueillons un certain nombre de mesures qui comportent du danger repéré et avéré. » Avec en bout de chaîne des éducateurs parfois totalement démunis. « ll est extrêmement compliqué d’observer des risques sans arriver à faire levier pour faire cesser cette zone de danger. Nous faisons remonter les situations, mais nous ne sommes pas toujours suivis dans nos préconisations. Pour les éducateurs, dans ces moments-là, il y a de la crainte en fermant la porte. Il faut porter cette charge-là. »
Guillaume Haillot, directeur du pôle « milieu ouvert » de la Sauvegarde 37 a lui aussi rencontré ces difficultés au moment de la création d’un service spécifique en 2019. Le nombre de jeunes accompagnés en PAD avait alors augmenté pour la Sauvegarde, passant de 20 à près d’une centaine, à la suite de leur réponse à un appel à projets. « Nous avons eu assez peur car nous avons assez rapidement constaté qu’un certain nombre d’enfants qui étaient orientés vers nous l’étaient par défaut d’hébergements classiques », se remémore-t-il. Pour ces services s’ajoutent en outre les craintes liées aux places de repli. Destinées à être temporaires et divisées par classes d’âge, celles-ci peuvent se retrouver rapidement remplies si trop de situations « dangereuses » nécessitent de les utiliser. Et que se passe-t-il quand, in fine, des placements plus pérennes avec éloignement s’avèrent nécessaires ? « Il n’est pas toujours facile d’orienter les enfants vers un placement classique quand les magistrats décident que la mesure de PAD n’est plus suffisamment protectrice car il n’y a plus de places nulle part, constate Guillaume Haillot. Nous avons même rencontré des situations où, dans de rares cas, les magistrats écrivent “maintien du PAD dans l’attente de la mise en œuvre effective du placement avec éloignement”. Mais cela peut durer des mois. C’est compliqué pour les enfants, pour la famille, pour les personnes qui ont alerté sur les éléments de danger. Pour les travailleurs sociaux aussi. La dynamique de travail est très fortement affectée lorsqu’on travaille avec une famille une préconisation de placement avec éloignement, quand ensuite le magistrat tient une audience où les difficultés familiales sont abordées et que la notion de danger est clairement explicitée, mais que derrière la mesure décidée ne peut pas se mettre en œuvre ».
Pour Kim Reuflet, présidente du Syndicat de la magistrature, dans bon nombre de départements, les juges eux-mêmes pâtissent du manque de places à leur disposition, aussi bien en milieu ouvert renforcé qu’en foyer, pour prendre leurs décisions. « Les juges des enfants ont de moins en moins de situations “simples”. Qui dit situations complexes dit mesures éducatives plus lourdes dès le départ. Il est tout à fait possible que, faute de places d’hébergement, des juges ordonnent les PAD par défaut. Quand on sait que si l’on ordonne un placement, il ne sera pas exécuté, on tente un soutien éducatif renforcé au domicile, parce que ce sera toujours mieux que rien. On peut être puriste, mais on est aussi très pragmatique car nous sommes face à des personnes qui demandent de l’aide, en attente de mesures qui démarrent. Nous essayons de trouver la solution pour qu’elle commence le plus vite possible », explique-t-elle. Et d’ajouter : « Le problème est qu’il y a aujourd’hui un nivellement généralisé vers le bas, avec une réelle perte de sens pour tous les acteurs. Quand il faudrait effectuer du placement, on fait du placement à domicile ; quand il faudrait faire du moyen renforcé, on fait de la mesure unique. Plus le temps passe, plus les juges se retrouvent à ordonner des mesures très générales dont ils ne maîtrisent malheureusement pas le déroulement parce que les services n’ont pas les moyens de réaliser quoi que ce soit. »
Au-delà de la problématique des moyens, se pose également la question de la collaboration entre toutes les parties prenantes. En Indre-et-Loire, Guillaume Haillot insiste sur les bénéfices de cette mesure sur son territoire : des interventions beaucoup plus soutenues qu’en AEMO renforcé, un cadre posé par ce type de placement et ce que celui-ci permet notamment en matière de soutien à la parentalité. D’autant qu’à l’instar d’autres départements, face aux problèmes liés à l’orientation des jeunes, le conseil départemental vient de terminer, début 2023, l’élaboration d’un nouveau référentiel pour encadrer le PAD. Pour Guillaume Haillot, ce travail collaboratif de plusieurs mois entre associations et département a d’ores et déjà permis d’améliorer le fléchage des situations. « Nous avons posé des règles à la fois en termes de procédure d’admission, de repli et de sortie. Nous avons en particulier défini des critères d’incompatibilité du PAD pour des enfants qui seraient victimes de violences physiques ou sexuelles, témoins de violences conjugales avérées et encore à l’œuvre, ou face à des situations de maladie psychiatrique non stabilisées chez les parents, d’addiction grave et non suivie sur le plan médical », énonce-t-il. Pour Julie Chapeau, cette formalisation des critères d’orientation des enfants et des familles est essentielle : « Je défends l’idée de mobiliser des outils d’évaluation qui vont nous permettre de savoir réellement si l’enfant sera en sécurité au domicile avec l’étayage proposé dans le cadre d’un PAD. » Reste à savoir cependant si, faute de pilotage au niveau national, de telles initiatives s’avèrent possibles pour conduire une démarche réellement protectrice sur l’ensemble du territoire…
A l’heure actuelle, les pratiques de PAD se développent aussi bien pour les enfants de plus de 6 ans que pour les plus jeunes, voire les nourrissons. Pourtant, dans un rapport d’étude réalisé en 2019, l’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE) préconisait de « conserver une prudence » dans la mise en place de ces dispositifs. « L’adaptation de cette réponse aux besoins des petits n’ayant pas encore de capacités langagières doit être systématiquement questionnée du fait qu’elle ne semble pas a priori convenir à ces enfants », écrivaient les rapporteurs. Dans ce cadre, la formation des professionnels sur les besoins spécifiques des jeunes enfants est d’autant plus importante que les PAD portent intrinsèquement le risque de perdre de vue l’enfant protégé. « Les modalités d’accompagnement des familles sont très centrées sur le travail avec les parents, ce qui peut parfois invisibiliser ce qui se passe pour l’enfant », souligne Julie Chapeau. Pour Guillaume Haillot, la présence d’éducateurs de jeunes enfants ainsi que d’une palette de professionnels (psychologues, assistants sociaux, TISF, CESF) au sein de son service permet de garantir un bon accompagnement. Mais pour l’association, il existe maintenant un nouvel enjeu face à l’accueil des jeunes mères avec enfant en bas âge : « Il ne faudrait pas que cela devienne une majorité d’accompagnements. Pour un bébé, les signes de maltraitance vont se voir différemment. Les familles sont mises à l’observation, mais on ne se base pas comme pour un adolescent sur la capacité de l’enfant à montrer un signe fort et immédiat de la dégradation de la situation. C’est donc plus difficile à travailler et les professionnels sont davantage mobilisés en termes de temps et de charge mentale. »
« L’intervention en placement à domicile (PAD) est l’une des modalités d’intervention les plus complexes, au sens où l’on intervient sur des situations extrêmement diversifiées, avec une responsabilité très importante des professionnels. Ils sont souvent très envahis par ce qui se passe au domicile », raconte Julie Chapeau. Dans le cadre de sa recherche, la doctorante a interrogé de nombreuses parties prenantes et effectué une immersion de neuf mois dans deux services de PAD, l’un accompagnant des jeunes enfants de 0 à 6 ans et l’autre, de 6 à 18 ans. L’objectif : comprendre, en particulier, les pratiques professionnelles spécifiques liées à cette mesure. Son étude a permis de mettre en lumière plusieurs constats. D’abord, la provenance des travailleurs sociaux, fréquemment issus de maisons d’enfants à caractère social (Mecs). « Il y a la question des horaires, mais aussi celle des modalités d’intervention, souligne–t-elle. Un certain nombre de professionnels venant du milieu ouvert ont pu me confier être assez mal à l’aise au sein de ce dispositif très soutenu. Je pense qu’il y a un rapport aussi de proximité, de lien avec l’enfant et sa famille qui est complètement différent. Le domicile est un lieu singulier d’intervention. Symboliquement, on va reconstruire des murs protecteurs autour de la famille, même si on est sur une intervention désinstitutionnalisée. » La chercheuse pointe les atouts de ce dispositif, à condition de se donner les moyens de soutenir les professionnels, qui peuvent se retrouver très isolés. Groupes d’analyse de pratiques, formations, interventions en binôme, appui d’équipes pluridisciplinaires (psychologues, TISF, CESF…) et possibilité de refuser l’orientation figurent parmi les outils nécessaires à la bonne mise en place d’un PAD.