« Elle devait s’arrêter à la fin du mois », renifle sa fille aînée. En face de moi, les deux enfants de Marie-Claire, 62 ans, brutalement décédée sur son lieu de travail.
« Elle n’en pouvait plus, elle était tout le temps fatiguée. Et puis elle avait mal partout. Fallait la voir marcher, elle ressemblait à notre grand-mère, mais en plus vieille. Le matin, elle commençait sa journée par une poignée de médicaments, avant même son premier café. Deux gélules pour la douleur, un comprimé pour le stress, un cachet pour le cœur. “Mon cocktail de vitamines”, nous disait-elle avec un sourire forcé. Après ça, elle avalait son café, grignotait une biscotte et filait très vite chez son premier bénéficiaire. Maman était aide à domicile.
Elle partait tôt le matin, mangeait dans sa voiture le midi, et le soir elle courait chez sa mère, malade et seule, après sa journée de travail. Il y a bien une infirmière qui passe une fois par semaine, mais ça ne suffit pas. Alors ma mère s’occupe du reste : les courses, le ménage, la cuisine. Enfin… elle s’occupait. Je ne sais pas comment on va faire maintenant », continue le fils en regardant sa sœur.
« On fera comme on pourra », réplique cette dernière. « Je peux y passer un peu le soir, mais pas tous les jours. Et le matin quand je ne travaille pas, mais avec la petite, c’est compliqué. Et puis à l’hôpital, les horaires changent tout le temps, je peux rien promettre. Non, ce qu’il faudrait, c’est une aide à domicile, ou un Ehpad… Mais ça coûte trop cher pour mamie, tout ça, c’est pas avec sa petite retraite qu’elle va pouvoir payer. De toute façon, elle voudra jamais quitter sa maison. »
Je les regarde attentivement, le frère et la sœur orphelins. Et j’imagine leur mère à travers le portrait qu’ils m’en font. Marie-Christine, elle devait ressembler à ma mère, Mère Courage qui ne s’arrêtait de travailler que pour accoucher ou s’occuper d’un plus vulnérable, un enfant, un parent, un mari. Mère morte prématurément, parce que la fatigue, les horaires décalés, les longs trajets, la précarité, la santé défaillante, une pour tous et personne pour elle, et cet infarctus massif et sans appel, tôt le matin alors qu’elle nettoyait l’un des innombrables bureaux d’une grande tour déserte, sans témoin, sans sauveur.
C’est une histoire sans fin. Une histoire de femmes, de mères, d’aidantes, d’épouses, de filles de… Une histoire de femmes qui travaillent, qui s’arrêtent, qui reprennent… Une histoire de carrières hachées, parce que les enfants, les parents, le petit dernier qui est malade, le congé parental pour économiser sur les frais de nounou, le temps partiel subi… L’histoire de tant de femmes.
« Elle avait commencé à acheter des petites choses pour faire un pot de départ… Finalement, on les servira à son enterrement. »