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Une simplification est-elle nécessaire ?

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Alors que le secteur est de plus en plus segmenté – 13 certifications et des centaines d’établissements de formation –, certains enseignants et professionnels estiment qu’une nouvelle architecture des diplômes s’impose pour juguler sa baisse d’attractivité. Une minorité reprenant la vieille idée d’un travailleur social unique, quand d’autres défendent à tout prix la pluralité des filières.

Baisse récurrente du nombre d’inscrits en formation initiale, ruptures massives des parcours avant la diplomation, réorientation, désillusions… La crise d’attractivité désormais installée au sein du travail social est certainement liée au faible niveau des rémunérations, aux remaniements des conventions collectives, aux logiques néolibérales ayant transformé le secteur en une activité économique « comme les autres » ainsi qu’à un millefeuille administratif et institutionnel de plus en plus opaque. Mais certaines voix estiment que ce désamour s’inscrit aussi en amont, qu’il se nourrit de l’émiettement des filières, du trop grand nombre d’organismes certifiant et de la multiplication des métiers.

Même si le spectre d’un travailleur social unique – le « social worker » polyvalent que l’on retrouve dans de nombreux pays européens et en Amérique du Nord – n’est plus vraiment à l’ordre du jour, il semble hanter formateurs et chercheurs depuis les états généraux du social (2013-2015). Deux visions diamétralement opposées traversent ce champ malmené où cohabitent « oubliés du Ségur », professionnels en perte de sens et bataillons grandissants d’intérimaires « ubérisés » : l’une qui défend bec et ongles la pluralité des métiers et des compétences, et l’autre qui milite pour une simplification censée garantir efficacité et visibilité.

« Depuis plusieurs années, l’entrée en formation subit un tassement important », reconnaît Annie Léculée, ancienne directrice de l’association de prévention spécialisée Jeunesse Feu vert, ancienne responsable syndicale et militante de la formation professionnelle. « Mais un paradoxe apparaît : si le nombre de personnes qui se dirigent vers ces métiers a baissé, Parcoursup a permis de toucher un nouveau public de jeunes qui ne seraient pas venus auparavant vers le travail social. Ils n’ont malheureusement aucune représentation concrète de ce qu’est une fonction éducative dans une institution du champ médico-social. La confrontation brutale au travail réel explique qu’ils puissent parfois décrocher. »

Chûte du nombre de diplômés

La dernière enquête menée par la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) auprès des structures de formation aux professions sociales a révélé que le nombre de diplômés en 2021 – toutes filières confondues – avait chuté de 18 %. Soit 4 600 élèves qui ont stoppé leurs études en cours d’année. Ce phénomène d’abandon concerne en particulier les cursus d’éducateur technique spécialisé, de technicien de l’intervention sociale et familiale (TISF) et d’accompagnant éducatif et social (AES). « Alors que le niveau d’exigence scolaire s’est significativement élevé avec le passage au grade de licence et l’universitarisation des cursus, les dispositions des nouveaux entrants sont plus faibles en raison du recrutement de plus en plus massif des bacs professionnels », estime Daniel Verba, sociologue et maître de conférences émérite à la Sorbonne – Paris Nord. « Dans certains centres de formation, nous avons jusqu’à un tiers des promos qui viennent de ces filières et pour qui le suivi pédagogique n’est pas suffisant. Sans parler des étudiants ayant des difficultés cognitives ou dont les situations sociales sont parfois proches des personnes qu’ils auront à accompagner en stage. »

Inégaux selon les formations, cette perte de candidats et ces parcours interrompus s’inscrivent dans la durée, le phénomène ayant commencé il y a une dizaine d’année. Si l’éducation spécialisée semble tenir bon, le service social en est l’une des principales victimes, perçu comme plus administratif et moins proche du terrain. Pour Jean-Sébastien Alix, sociologue et enseignant-formateur à l’université de Lille, directeur des études (option « éducation spécialisée ») au sein du département « Carrières sociales », ces abandons sont à la fois inhérents à Parcoursup, mais également à la précarité « absolument terrible » d’un nombre grandissant d’étudiants. « Début 2000, les erreurs d’aiguillage étaient minimes. Une promo qui commençait en première année terminait ensemble. Ce n’est plus vrai. La plateforme d’admission dans l’enseignement supérieur brouille les pistes, les candidats sont sous pression et leurs vœux ne sont pas hiérarchisés. Nous observons des arrêts de formation dès novembre, au moment du premier stage. En fait, la première année est devenue une année de sélection. »

Les causes de ce malaise sont largement conjoncturelles, aussi bien liées au profil socio-économique des futurs professionnels qu’aux conséquences du modèle libéral. Mais, pour certains enseignants, ce constat ne suffit pas. Il existerait des origines plus structurelles à une telle désaffection. L’architecture même des formations et des professions serait responsable. « Nous sommes dans un secteur qui est traversé par une crise de légitimité, une crise d’identité qui se traduit par un conglomérat de métiers », analyse Emmanuel Jovelin, professeur au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), titulaire de la chaire du travail social et de l’intervention sociale. « Issu de plusieurs histoires, ce domaine est extrêmement segmenté, avec 13 certifications règlementaires. C’est incroyable ! Je n’ai jamais vu ailleurs dans le monde un tel désordre. A chaque problème, on crée un diplôme. Qui peut s’y retrouver ? Personne. »

Un constat partagé par Daniel Verba, qui pointe le caractère unique de cette multiplicité de filières et de métiers. Il considère que le manque d’attractivité du travail social pourrait, en partie, être lié à cette illisibilité du dispositif de formation et du manque de coopération entre professionnels qui en découlerait : « Je suis plutôt favorable à un large tronc commun d’enseignements et de stages qui permettrait de circonscrire une identité de travailleur social un peu sur le modèle européen ou nord-américain. Il pourrait être complété par le semestre 6 (le dernier de la formation), qui accueillerait un module de spécialisation par public. Mais j’exclurais de ce tronc commun les métiers de la petite enfance, parce que je pense qu’il faut séparer les métiers de la réparation de ceux de la prévention. »

Selon le chercheur, ce tronc commun – différent du socle commun déjà mis en place depuis la réingénierie des diplômes en 2018 (voir encadré page 8) – permettrait de bâtir une méthodologie de travail, un système de valeurs et d’accompagnement plus homogène. « L’important n’est pas de se spécialiser, sinon de construire une identification professionnelle qui donnerait ensuite la possibilité de travailler avec des profils différents. La coopération serait facilitée parce qu’ils auraient eu le même type de formation. » Daniel Verba estime qu’une spécialisation trop précoce implique le cloisonnement. Face à ce portrait-robot d’un hypothétique travailleur social unique et généraliste, qui serait sensibilisé en fin de parcours au handicap, à l’insertion ou à la dépendance, nombreux sont ceux qui poussent de hauts cris.

« Super travailleur social »

« Dans ce moment de reflux, les métiers sont la prunelle du travail social. Il faut absolument les conserver », assène Michel Chauvière, sociologue et chercheur émérite au CNRS, cosignataire dans nos colonnes d’une tribune pour la préservation des métiers(1). « Dans un contexte aussi comptable et kafkaïen, ils sont ce qui reste de qualitatif. La notion de “social worker” implique qu’une personne peut aussi bien s’occuper d’enfants autistes que de grande pauvreté. Il y a un côté gestion de la main-d’œuvre qui est très industriel. Qu’entend-on par travail social, en définitive ? Si c’est redistribuer ou encadrer, alors c’est vrai qu’un tas de gens peuvent le faire. Mais si c’est entrer dans une activité plus complexe impliquant de l’engagement, du temps et de la responsabilité, à ce moment-là, je crois qu’il faut davantage qu’un titre général. »

Ce concept de « super travailleur social » polyvalent, sorte de femme ou d’homme-orchestre capable de se couler dans n’importe quelle situation et de s’adapter à tous les publics, est une vieille antienne. Dans son dossier « Pourquoi le travail social ? » publié en 1972, la revue Esprit posait déjà la question de la complexité et du manque supposé de visibilité du secteur. « Face à l’idée qu’il faut prendre en charge la globalité des personnes, il y aurait l’idée qu’il faut un travailleur social unique », dénonce Jean-Sébastien Alix, également cosignataire de la tribune défendant la pluralité des métiers. « Revenir encore une fois là-dessus, c’est vraiment ne pas vouloir prendre au sérieux les étudiants comme les professionnels. Dire que pour juguler la crise on va rendre visible et rendre flexible est une absurdité. On a, au contraire, besoin de consolider ce qui relève d’une colonne vertébrale. De s’appuyer sur ce qui tient : les métiers. Le reste n’est que de la tuyauterie. A la place, augmentons plutôt les capacités de fonctionnement des écoles et garantissons la solidité des diplômes d’Etat. »

Sans aller jusqu’à une refonte totale des filières, une nouvelle architecture des diplômes serait-elle la solution pour redonner l’envie aux jeunes recrues ? « Ce n’est pas en ripolinant à travers de grandes catégories un peu vagues qu’on sera plus pertinent à l’égard des étudiants, estime Michel Chauvière. Il faut plutôt leur dire avec franchise ce que cela représente de s’occuper d’autistes ou de délinquants et ne pas leur cacher les difficultés. »

Ancré dans le monde professionnel

Outre la grande pluralité des professions, toutes issues d’héritages historiques spécifiques, le secteur du travail social français est également une exception européenne par rapport à l’université. Contrairement à la plupart de ses voisins, il est né du monde professionnel et a toujours entretenu des relations compliquées, voire orageuses, avec la faculté. Le récent rehaussement des diplômes d’Etat canoniques au grade de licence les a concrètement rapprochés. Mais pour un certain nombre d’enseignants, cette réingénierie n’est pas encore suffisante. « Dans un certain nombre d’autres pays, le travail social est une discipline pratique et académique, précise Emmanuel Jovelin. En France, on se retrouve devant une multiplicité de formations, une véritable manne où chaque personne a envie d’inventer un métier. Je pense qu’il faut construire une filière claire, une discipline sciences humaines et sociales-travail social qui regrouperait un certain nombre de professions. J’appelle à une refonte et à une réflexion globale des formations sociales. »

Signataire d’un manifeste plaidant pour la création de cette nouvelle discipline académique, le titulaire de la chaire du travail social et de l’intervention sociale au sein du Cnam souhaite qu’elle soit constituée de deux années de tronc commun, d’une troisième année de spécialisation, puis de la possibilité de passer en Master et, pourquoi pas, en doctorat. Pour les défenseurs de cette nouvelle matière universitaire (la sociologue Anne Salmon, Marcel Jaeger, président de l’Unaforis, ou Manuel Pélissé, directeur de l’IRTS Paris-Ile-de-France), il faut par ailleurs en profiter pour renforcer les coopérations entre établissements de formation en travail social (EFTS) et les universités.

Ces dernières sont jugées « peu fructueuses » par Daniel Verba car elles pâtiraient, selon lui, d’une méconnaissance par le milieu universitaire de la culture spécifique des centres de formation et de leur socialisation ancrée dans le monde professionnel. « Le rapport de force est défavorables aux EFTS, lorsqu’ils veulent peser sur le contenu des programmes ou sur le choix des enseignants. De leur côté, les facultés, par manque de moyens humains et d’appétit pour la pédagogie, n’encadrent pas suffisamment les étudiants en travail social. » Reste à savoir si l’envie est réelle, du côté des futurs travailleurs sociaux, de s’engager massivement dans des études longues avec des projets de recherches doctorales. « Qui poursuit après une licence ? Ils ne sont pas nombreux, remarque Michel Chauvière. Ce monde est aujourd’hui fractionné entre une petite élite qui joue les experts et la masse des travailleurs sociaux, dont les métiers ont un niveau de qualification de plus en plus bas. »

Une architecture complexe

Les métiers du travail social sont structurés autour de 13 diplômes d’Etat (DE) délivrés par plus de 460 établissements de formation répartis entre écoles publiques – les instituts régionaux du travail social (IRTS) – centres privés agréés et cursus universitaires. Avant le bac, les filières préparent aux métiers axés sur l’accompagnement des personnes (bacs pros en trois ans ou diplômes d’Etat tels que ceux d’accompagnant éducatif et social, de moniteur-éducateur ou de technicien de l’intervention sociale et familiale). Après le bac, les DE forment en trois ans aux métiers d’assistant de service social, d’éducateur spécialisé, d’éducateur technique spécialisé et d’éducateur de jeunes enfants. Enfin, l’université propose des cursus professionnalisants comme le DEUST (diplôme d’études universitaires scientifiques et techniques), en deux ans, et le BUT (Bachelor universitaire de technologie) carrières sociales, en trois ans. En 2018, la réingénierie des cinq diplômes d’Etat de niveau 6 (bac+3) s’inscrivant dans la loi ORE (orientation et réussite des étudiants) a permis aux métiers canoniques – assistants de service social, conseillers en économie sociale et familiale, éducateurs de jeunes enfants, éducateurs spécialisés et éducateurs techniques spécialisés – de se voir attribuer le grade de licence en même temps que le diplôme d’Etat. Un socle commun de compétences a été mis en place entre ces cinq filières.

Notes

(1) Voir ASH n° 3283 du 18-11-22, p. 32.

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