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L’insertion par la mobilité géographique

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Il est le dernier et probablement le plus ambitieux des programmes de mobilité géographique. Lancé en 2019, dans un cadre interministériel, Emile entend répondre aux tensions sur le logement social en Ile-de-France et aux difficultés de recrutement d’employeurs en région. Un dispositif salué comme un réel levier d’insertion mais qui, comme d’autres, concerne encore un nombre relatif de personnes.

Châteauroux ? Elle esquisse un sourire entendu : « Il y a peut-être un peu moins de monde qu’à Paris, mais j’ai tout ce que j’avais là-bas. » Tout, l’ambiance en moins. Celle, notamment, de la communauté africaine qu’elle avait l’habitude de côtoyer, elle qui évoque ses origines ivoiriennes. « Il y avait un côté chaleureux qui peut me manquer pour le moment », reconnaît-elle. Qu’à cela ne tienne. Fraîchement débarquée avec ses quatre enfants dans la préfecture de l’Indre, Maimouna Karama entend aller de l’avant. Ses priorités : son travail et le bien-être de ses enfants. Après avoir œuvré dans les cosmétiques, elle a signé un contrat de professionnalisation, en tant qu’assistante de vie aux familles (ADVF), dans une association d’aide à domicile. Des perspectives qui, à l’entendre, tranchent avec sa situation d’avant.

A Chevilly-Larue, dans le Val-de-Marne, cette mère de 33 ans vivait dans un appartement en intermédiation locative. Une solution provisoire de 18 mois à l’origine, qui aura duré presque six ans. Elle avait pourtant été reconnue prioritaire au droit au logement opposable (Dalo) dès 2019. « L’appartement était trop petit pour accueillir mes enfants, j’avais du mal à trouver un autre logement, un travail. C’était compliqué pour la crèche. J’avais eu des soucis avec le père de mes enfants, dont je suis séparée : il venait m’agresser et me menacer à la fenêtre qui donnait sur la rue. A deux reprises, j’ai été cambriolée. J’étais vraiment à bout à force de ne pas trouver de solutions. » Quitter l’Ile-de-France n’aura pas été un choix évident. Elle a d’abord décliné l’idée, de peur d’un processus long à mettre en place. Elle a réfléchi, hésité avant de sauter dans le grand bain. Ses premières impressions lui donnent raison : « Même si c’est encore tôt pour le dire, ce choix me paraît pertinent. J’ai un travail, un logement, une très bonne nourrice pour mes enfants. Je suis accompagnée par l’association qui nous accueille. Et Châteauroux, c’est à 2 h 30 en train de Paris : si des personnes tiennent à notre amitié, on peut toujours se voir. »

Enjeu social et économique

Comme elle et ses enfants, quelque 200 personnes ont réalisé un projet d’installation dans le cadre du programme « Engagés pour la mobilité et l’insertion par le logement et l’emploi » (Emile). Lancé en juin 2019, dans le sillage de la politique du « Logement d’abord », il s’adresse aux résidents de la région parisienne en situation régulière qui cumulent le fait d’être en difficulté d’insertion professionnelle et mal logés – à la rue, en hébergement d’urgence ou sans bail à leur nom. A condition qu’ils soient volontaires et motivés, Emile les accompagne dans un projet d’installation hors Ile-de-France. L’équation est simple – sur le papier du moins : que ce soit en termes de logement ou d’emploi, il s’agit de mieux répartir la demande entre une région parisienne saturée et des territoires en manque de vitalité démographique. Le projet a ainsi la particularité de concilier deux enjeux : l’un social, l’autre économique. S’il permet de faciliter l’insertion des uns, il doit aussi répondre aux besoins en main-d’œuvre d’employeurs locaux, notamment dans les secteurs des services à la personne, du bâtiment ou encore de la logistique. « A partir des données du répertoire des logements locatifs des bailleurs sociaux et de celles de Pôle emploi, nous avons essayé, dès 2018, d’identifier les territoires disposant à la fois de logements vacants et d’emplois disponibles », explique Alexandre Viscontini, conseiller travail et emploi à la direction interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement (Dihal). Neuf d’entre eux font aujourd’hui partie du dispositif : le Cantal, le Cher, l’Indre, la Lozère, le Maine-et-Loire, la Savoie, la Seine-Maritime et, depuis octobre 2022, l’Ain et l’Allier.

Penser la mobilité des plus précaires pour favoriser leur insertion ? L’idée n’est pas nouvelle. L’association Aurore, aujourd’hui opérateur du programme Emile dans le Cantal et en Lozère, l’avait expérimentée à Aurillac, de 2014 à 2018, avec « Un toit, un emploi ». D’autres initiatives poursuivent des objectifs similaires : création de l’association Nouvelle ville, vie nouvelle en 2014, dont le but est d’aider, sur la base du volontariat, à se loger en région, dans le parc privé ou public (voir encadré page 8) ; « Clef de France », programme initié par France terre d’asile depuis 2005, en direction des bénéficiaires de la protection internationale (BPI). L’Etat, lui-même, a créé en 2015 la plateforme nationale pour le logement des réfugiés (PLNR) censée mettre en adéquation les offres de logement et les besoins de ces publics. Emile s’est inspiré de ces différentes initiatives. Avec la singularité d’avoir placé, non pas le logement, mais l’emploi d’abord. Sans contrat de travail, pas d’installation, en somme. « Il ne s’agit pas de délocaliser la précarité, explique Alexandre Viscontini. Mais bien d’appréhender une approche gagnant-gagnant avec les territoires, dans l’intérêt de tous. »

D’où le choix, dès l’origine, de penser et d’organiser le programme au sein d’un consortium piloté par la Dihal mais aussi par les directions générales à l’emploi et à la formation professionnelle (DGEFP) et des étrangers en France (DGEF), et regroupant une myriade de partenaires, d’Action logement services à Pôle emploi. Sans compter la mise en œuvre opérationnelle, via le groupement d’intérêt public Habitat et interventions sociales (GIP-HIS), émanation de la préfecture d’Ile-de-France, et chef de file assurant la coordination des différents partenaires. Sur le terrain, un opérateur « amont » en Ile-de-France, l’Association pour la réinsertion économique et sociale (Ares), et différents opérateurs, dits opérateurs « aval », dans les territoires.

Priorité à la motivation

Le parcours des candidats comporte trois temps. Une inscription volontaire – et non sur prescription d’un professionnel – auprès du GIP-HIS, via une ligne directe (01 82 30 76 00) ou une adresse électronique (emile@giphabitat.org). L’organisme vérifie les critères d’éligibilité et réalise, le cas échéant, un diagnostic socioprofessionnel en vue de les orienter vers l’opérateur en Ile-de-France – voire directement vers un territoire d’accueil dans le cas d’un parcours accéléré. Deuxième temps : l’équipe d’Ares réalise l’accompagnement social et professionnel. Selon les profils, il peut prendre des formes variées : période de mise en situation en milieu professionnel (PMSMP), simulation d’entretien d’embauche, cours de français, ateliers collectifs pour appréhender les charges – mentales et financières – d’un logement, etc. « Notre priorité, pour favoriser les chances de réussite, est de s’assurer de la motivation de la personne. Elle est le moteur de son parcours ; nous, nous sommes là pour le huiler. Si elle n’est pas prête, ou trop éloignée de l’emploi, nous l’orientons vers d’autres prises en charge », explique Valeisha Sobhee, responsable du programme Emile à l’Ares. Une posture délicate qui nécessite souvent de prendre du recul : « Nous avons accompagné une personne ancrée à la rue qui ne voulait pas entendre parler d’emploi et souhaitait quitter le programme. A partir du moment où elle a été stabilisée en hébergement, la nature de la relation a changé et elle est devenue très enthousiaste pour envisager un départ. »

Lorsque le projet est validé, une rencontre tripartite est organisée en visioconférence, entre le candidat et les deux opérateurs, en Ile-de-France et dans le territoire choisi. « Elle va notamment permettre à notre chargé d’insertion professionnelle d’identifier les offres d’emploi vacantes sur notre territoire, de rencontrer les entreprises et d’en retenir deux en recherche du profil du candidat », explique Pascal Polonais, directeur d’activités chez Aurore, qui souligne la rapidité de la démarche : « En trois jours, c’est fait. » Le candidat, s’il valide les propositions, pourra alors faire un séjour d’immersion de cinq jours pour rencontrer les employeurs ciblés, réaliser une mise en situation professionnelle ou un entretien d’embauche, mais aussi découvrir le territoire, ses atouts, ses faiblesses. « Dans le Cantal, la limite, c’est la mobilité : le permis de conduire est un prérequis, poursuit Pascal Polonais. Mais les candidats, surtout ceux ayant des enfants, sont séduits par la nature, le sentiment de sécurité, les classes pas surchargées. » Faire découvrir sans vendre du rêve : « On montre la ville de Châteauroux mais aussi ce qu’il y a alentour. On est vite à la campagne. L’ambiance n’est assurément pas la même qu’à Paris », souligne Cindy Dubois, référente « Emile » au groupement d’employeurs GEIQ Alisé, opérateur dans l’Indre. Dernier temps, enfin : l’installation. L’accompagnement dans les territoires peut durer six à huit mois. Les opérateurs veillent alors à ce que les personnes maintiennent un lien social. Comme le Groupe SOS, en Seine-Maritime, qui organisait en décembre dernier une soirée entre bénéficiaires du programme.

Des ajustements nécessaires

Si Emile a rencontré un certain succès avec plus de 2 000 candidats reconnus éligibles, force est de constater qu’ils sont peu nombreux à avoir franchi la dernière étape du parcours : d’octobre 2020 à novembre 2022, 450 personnes (enfants compris) ont réalisé un séjour d’immersion sur le territoire d’accueil et seules 200 ont concrétisé leur installation. La faute d’abord à la crise des Gilets jaunes en 2019 et aux confinements successifs de 2020, entravant toute mobilité. La faute ensuite, comme le relève le bilan 2021 du programme, à une « articulation laborieuse, notamment entre tous les acteurs du consortium de cultures différentes ». La faute encore à des accompagnements « trop orientés sur l’aspect social au détriment de l’insertion professionnelle ». Et à des flottements dans l’organisation. Après avoir connu différents modèles et opérateurs en Ile-de-France, le programme a revu sa copie pour travailler, depuis début 2022 avec l’Association pour la réinsertion économique et sociale. « Ces difficultés à transformer efficacement le nombre d’inscrits avec le nombre de personnes installées sont dues à une multitude de facteurs, explique Virgil Romoli-Denes, chef de service au GIP-HIS. Certains sont inhérents à tout programme de mobilité : des gens qui changent d’avis, de situation… D’autres sont liés à l’organisationnel : on doit améliorer le dispositif, et faire en sorte d’avoir des éléments qui permettent de mieux appréhender les attendus de mobilité. »

L’Ares, qui a dû prendre ses marques rapidement, le sait : « On doit optimiser nos efforts d’accompagnement et faire en sorte de mieux s’outiller pour identifier le plus tôt possible si Emile est une réponse aux besoins du candidat, tout en restant souple et sans schématiser, explique Valeisha Sobhee. On aimerait aussi que le message soit mieux relayé dans les centres d’hébergement. » Des ajustements qui doivent permettre au programme, expérimental, de trouver son rythme de croisière. De l’avis des différents observateurs, le programme possède un fort potentiel. « Je crois beaucoup à cet accompagnement qui me paraît plus pertinent que le financement de places d’hébergement d’urgence, hormis pour une mise à l’abri à l’instant T, insiste Pascal Polonais, chez Aurore. J’ai vu tellement de belles réussites. Emile permet à des personnes d’être valorisées sur les plans professionnel et humain, de retrouver un standing de vie qu’elles n’avaient plus. Il manque encore des ajustements sur les process, mais on doit pouvoir à terme le généraliser, et même l’essaimer sur d’autres métropoles en France. »

Pour améliorer les résultats du programme, la Dihal compte sur la Fabrique du numérique. L’incubateur des ministères sociaux a accueilli le programme Emile en proposant une méthode d’accompagnement particulière. « Cette start-up d’Etat appuie la communauté d’acteurs – les différents opérateurs et le GIP-HIS – à travers un partage de pratiques, l’animation d’une page LinkedIn. Elle réalise un appui RH auprès des employeurs, pour les aider à identifier leurs besoins, et faire émerger les compétences des candidats en diversifiant les mises en pratique, en accompagnant à la prise de fonction… », énumère Alexandre Viscontini. La Dihal travaille aussi avec les autres start-up d’Etat, comme Zéro logement vacant, qui aide les collectivités à mobiliser les propriétaires privés afin de remettre leurs biens sur le marché. Ou encore la plateforme de l’inclusion. « On aimerait que les structures d’hébergement la mobilisent en prescrivant des parcours d’insertion par l’activité économique. Ce qui renforcerait les compétences des personnes, poursuit le conseiller de la Dihal. On doit pouvoir mieux cibler les candidats et les accompagner sur une meilleure connaissance du monde du travail. »

A terme, l’expérimentation pourrait se développer dans des métropoles qui connaissent, elles aussi, des tensions sur le logement social. La mobilité pouvant s’envisager à un niveau intrarégional, certains territoires auraient d’ores et déjà interpellé l’Etat. Signe d’un intérêt croissant pour ce levier d’insertion.

L’expérience de « Nouvelle ville, vie nouvelle »

C’est une petite association, composée d’une poignée de chargés d’accompagnement et de bénévoles, mais qui s’est forgé une belle expérience en matière d’aide à la mobilité géographique. Active depuis 2014, Nouvelle ville, vie nouvelle (NVN) a été, entre autres, fondée par deux salariés de la Fondation Abbé-Pierre. « On travaillait à l’espace”solidarité habitat”, qui proposait un accompagnement socio-juridique à des personnes mal logées, explique la présidente et fondatrice Michèle Crémieux. Certaines formulaient le souhait de partir mais ne savaient pas comment faire. » L’association s’est fixé pour objectif d’accompagner les candidats en situation de précarité dans la recherche d’un logement puis, avec le temps, dans l’insertion. Ateliers logement, bilans professionnels, aide à la recherche d’emploi ou de formation, visites de villes… Les missions ne diffèrent guère du programme Emile. Mais la démarche et les publics, selon la présidente, sont différents. « On a pensé rejoindre le programme au début. Mais le premier axe d’Emile, c’est l’emploi. Or, pour un certain nombre de nos candidats, notamment des seniors précaires ou des personnes très éloignées de l’emploi, on sait que ce n’est pas possible. » Besançon, Orléans, Le Mans, Bourg-en-Bresse… Le programme cible les villes moyennes en évitant les zones de chômage et d’accès au logement difficiles. Et passe le relais aux associations locales une fois les personnes installées. En 2021, l’association a relogé 30 candidats alors qu’elle comptabilisait 314 sollicitations et qu’elle a accompagné 120 personnes. Comme pour Emile, ces abandons montrent, dans des proportions similaires, toute la difficulté de transformer le parcours des candidats en installation.

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