Elle est à la fois en situation de handicap et bénéficiaire du RSA. A ce titre, elle doit venir me voir régulièrement pour valider les étapes de son contrat d’engagements réciproques, faute de quoi elle risque de voir son allocation diminuée, voire supprimée. Comme la majorité des personnes que je reçois dans ce cadre, elle a une contre-indication à la station debout et au port de charges, un très petit niveau de formation, plus de 45 ans et pas de permis de conduire.
A la suite d’un mystérieux « accident » qu’elle gardera secret, il lui est également impossible de monter ou descendre des escaliers ni de travailler davantage qu’une dizaine d’heures par semaine. Recroquevillée sur la chaise qui me fait face, les yeux baissés et une rougeur au front, elle m’avoue cet état de fait qui, d’après elle, ne lui permettra jamais de travailler comme tout le monde, de sortir enfin de chez elle, d’avoir une vie « normale ». Inutile d’insister sur son obligation de rechercher un emploi, elle souffre suffisamment de ne pas en avoir, de ne pas en trouver. Je lui parle donc de ses droits : elle peut suivre un stage de remise à niveau, travailler sur ses compétences, suivre une formation… Elle me regarde à peine, n’y croit plus. De toute façon, elle n’est bonne à rien. Je devine une grave dépression et lui prescris un suivi psychologique. Comme elle n’en voit pas l’utilité, je lui explique que ça lui permettra au moins de sortir un peu de chez elle. Cela l’angoisse beaucoup mais elle n’ose pas me contredire. En la voyant se tasser davantage encore sur son siège, j’ai bien conscience d’abuser de sa fragilité pour l’obliger à faire cette démarche… Alors quel soulagement de constater qu’après son premier rendez-vous chez cette collègue psychologue, elle accepte de s’engager sur ce suivi… Peu à peu, elle se confie aussi à moi. Elle évoque son passé au pays, l’école qu’elle a dû quitter si jeune, puis son mariage arrangé et son arrivée en France. Elle me parle de ses quatre enfants, de son divorce et, par-dessus tout, de sa solitude.
Quand elle m’avoue avoir honte de n’avoir jamais travaillé, ni au pays, ni ailleurs, je lui fais remarquer qu’élever quatre enfants est un travail peut-être non rémunéré, mais un travail quand même : n’a-t-elle pas des compétences en cuisine, en ménage, en organisation ? N’a-t-elle pas été garde-malade, aide aux devoirs, soutien moral et médiatrice ? Elle me sourit enfin : c’est vrai, mais ce n’est pas pareil qu’un vrai travail…
Avec si peu d’estime d’elle-même, il me faudra du temps pour la persuader qu’elle est encore capable d’apprendre et pour l’inscrire à une formation « remise à niveau ». Elle va la suivre avec assiduité puis avec joie. Elle m’explique alors qu’elle s’est fait des amies, qu’elle a pu se sentir « comme elles » et qu’après en avoir parlé avec sa formatrice, elle a enfin un projet professionnel : travailler comme agent d’entretien des collèges. Je la mets en garde : ses contre-indications médicales ne lui permettent pas de pousser ou de tirer de gros containers et elle ne peut pas travailler plus de deux heures par jour sans mettre sa santé en danger. La voilà qui prend peur : on lui a dit que désormais les bénéficiaires du RSA allaient devoir travailler au moins 20 heures. Je la rassure, ce n’est pas à l’ordre du jour, pas encore, du moins, et puis elle a une reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé. Elle est déçue, car elle aurait bien aimé travailler dans un collège, au milieu des enfants, mais suit quand même la formation aux techniques de nettoyage que je lui propose et obtient les éloges de son formateur. Nous travaillons ensuite son nouveau CV, sa façon de se présenter, et c’est le début du grand pari : lui trouver un emploi.
Comme elle est en rupture numérique, alors que pratiquement toute recherche d’un travail se fait via Internet, je me charge de la positionner sur des offres. De son côté, elle s’emploie à distribuer son CV auprès d’entreprises de nettoyage.
Après de très longues semaines sans résultat positif, elle décroche enfin une première mission. Il s’agit d’effectuer deux heures et demie de ménage dans des bureaux, en soirée. Lorsque je la revois après un mois de travail, je constate aussitôt son épuisement et, surtout, qu’elle a repris cette posture recroquevillée et ce regard fuyant qu’elle semblait pourtant avoir abandonnés. Je m’en inquiète et elle finit par m’avouer qu’elle est sans arrêt humiliée par son chef, qui trouve qu’elle ne va pas assez vite. Du coup, elle fait une heure de travail de plus chaque jour sans être payée. Lorsqu’elle m’explique en détail ce qui lui est demandé et ce qui lui est dit, je sens monter en moi une vague de colère contre cet employeur, que j’ai beaucoup de mal à réprimer. Malgré mes conseils, elle refuse de ne pas terminer sa mission d’un mois mais accepte de ne pas la renouveler.
Quelques semaines plus tard, elle signera un contrat à durée indéterminée comme agent d’entretien dans une crèche, à raison de deux heures par jour, et c’est comme si elle reprenait vie. Ah, si son ex-mari pouvait la voir, appréciée par ses collègues, adorée par les enfants et complimentée par ses chefs ! Bien sûr, elle aimerait travailler davantage, mais sa santé ne le lui permet pas, et ça, c’est à cause de… son accident.
Ce n’est qu’après ces quatre ans d’accompagnement qu’elle m’avouera, dans un souffle, que jamais elle ne se serait crue capable de réussir à travailler après tout ce que son ex-mari disait d’elle et après ce qu’il lui avait fait. Elle ne m’a jamais parlé de violences physiques, mais tout n’a pas besoin d’être dit pour être entendu.