Educateurs en prévention spécialisée. Nous sommes très inquiets de constater le tournant que prend actuellement la « prèv », comme on l’appelle, coincée entre les injonctions politiques de visibilité et les piliers qui ont fondé son histoire et l’établissent comme une pratique à part. La prévention spécialisée est passionnante, construite sur le désir et la rencontre de l’autre, dans une nécessaire temporalité, que ce soit celle de « l’éduc » ou celle de la personne accompagnée. C’est ce que l’on appelle la « libre adhésion ». Nous offrons du temps, sans mandat nominatif, autre base de la prévention spécialisée. Le désir est au cœur de tout, et toute notre stratégie est de trouver des moyens pour le faire émerger. S’appuyer sur la bande de copains ou de copines, être quotidiennement dans la rue afin de faire partie du paysage, pour ne plus être considéré comme l’intrus. Ces territoires où bon nombre d’institutions ne peuvent plus mettre les pieds, tant la confiance est rompue.
La confiance… C’est elle qui nous fait écrire aujourd’hui. Depuis quelques mois, fleurissent des logiciels présentés par certaines associations comme le remède miracle pour sauver la prévention spécialisée. Les « progrès » présentés sont : des plannings numérisés, des diagnostics de territoires, et surtout des fiches jeunes à renseigner régulièrement. Un jeune rencontré, une fiche jeune créée. Cet outil « révolutionnaire » sème le trouble chez certains collègues, qui vivent une douloureuse injonction dans la transmission des informations.
Présentée comme voulant respecter la loi du 2 janvier 2002, la fiche jeune vient formaliser des rencontres déjà très fragiles. Si l’anonymat – autre pilier principal de la prévention spécialisée – existe, c’est pour rassurer les jeunes accompagnés à propos de ce qu’ils nous confient, et rendre ainsi le lien plus léger. Pour mieux les faire avancer. Etre dans l’accueil, juste dans l’accueil. Mais non, il ne faudrait pas en perdre une miette. Et si l’éduc de rue quittait son territoire ? Sans logiciel, toutes les informations des jeunes seraient-elles perdues ? Eh bien oui, peut-être y aurait-il tout à retisser, dans une nouvelle temporalité.
Comment réagirait un jeune (ou sa famille) qui n’a rien signé avec l’aide sociale à l’enfance (rappelons-le, il n’y a pas de mandat nominatif), face à un nouveau professionnel qui lui dirait : « J’ai lu déjà beaucoup de choses à propos de toi, pas besoin que tu me racontes. » On voudrait alimenter la paranoïa des jeunes et des quartiers que l’on ne s’y prendrait pas autrement. Imaginez arriver dans un nouvel emploi et qu’on sache déjà tout de vous… Impossible de se présenter sous un nouveau jour, avec un passé écrit qui colle à la peau.
Les collègues de terrain vivant ce bouleversement se retrouvent isolés, au milieu de ces injonctions qui consistent à devoir entrer des données dans un logiciel qui leur fera – certes – de beaux camemberts pour leurs bilans d’activités (tout est automatisé), mais qui les confrontera à leur éthique. Mentir ou ne pas mentir ? Tout dire ? Informer le jeune qu’il fait l’objet d’une fiche ou ne rien lui dire ? A quel moment en parler ?
Si ce logiciel a pu être présenté au début comme un simple expérimentation, une association du sud de la France en a fait son outil principal. Ces professionnels nous ont fait remonter qu’ils étaient qualifiés par leurs directions de « suspicieux », et qu’ils n’avaient pas confiance en l’institution, les données étant protégées. Mais ce n’est pas en l’institution que les professionnels n’ont pas confiance. On oublie bien souvent que c’est la confiance du jeune qui est cœur de tout. Un jeune en froid avec les institutions se livre différemment s’il sait que son histoire va finir dans un logiciel, ou que l’autre est là juste pour écouter. Combien de temps un éducateur de rue tiendrait-il dans un quartier avec un carnet de notes à la main pour consigner chaque échange informel qu’il aurait avec un jeune ? On oublie que, parfois, des personnes armées, sans permis de port d’arme, sont postées à l’entrée des quartiers dans lesquels travaillent des éducateurs. Le respect de l’anonymat est aussi un cadre pour tranquilliser le professionnel.
Pour ne rien arranger, il est aussi demandé sur nombre de territoires dans lesquels œuvre la prévention spécialisée – et ce depuis l’apparition du Covid – de faire remonter des notes d’observations régulières à destination des directions, des partenaires et du financeur. Si les éducateurs interrogés mettent en avant qu’ils choisissent ce qu’ils racontent, nous nous questionnons sur le tournant que prend la prévention spécialisée. Nous souhaitons simplement exercer notre métier dans le cadre des missions posées par la protection de l’enfance, et que tout soit mis en œuvre pour que notre disponibilité psychique soit ainsi respectée, sans faux-semblants.
S’il est encore possible de résister en choisissant des pseudos pour les jeunes (afin de rendre compte malgré tout de notre travail), les quelques associations concernées poussent les professionnels à inscrire les noms, prénoms, adresses et numéros de téléphone. De plus, aucune information n’a été transmise aux salariés au sujet des notes qui indiqueraient le caractère légal de ces fiches. En effet, n’y apparaissent ni la signature du jeune, ni celle de la famille.
En prétextant sauver la prévention spécialisée, ces choix ne font, pour nous, que la précipiter vers une certaine fin. Faut-il prendre ce risque et se rendre compte, dans vingt ans, que les quatre piliers de la prévention spécialisée n’ont pas été pensés pour rien ? La prévention spécialisée est le seul outil existant à l’heure actuelle qui fait encore vivre le désir. Celui de rencontrer l’autre, de partager un bout de chemin et de se dire « au revoir » quand chacun ou chacune l’aura décidé. Sans que ce bout de vie soit logé dans la case d’un logiciel.