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« Tout le monde appelle mon père “papa” »

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Je travaille depuis une petite trentaine d’années dans un institut médico-éducatif (IME) en milieu rural et j’exerce le métier d’assistante de service social. J’adore vivre cette rencontre avec un enfant et sa famille, apprendre d’eux leur parcours de vie et ce qui va permettre à l’équipe de construire avec eux un projet pour accompagner vers la citoyenneté et le plus d’autonomie possible ces enfants extraordinaires.

Il y a dix ans, nous avons reçu un frère et une sœur qui vivaient avec leur mère, leurs deux frères, leur sœur et le grand-père maternel. Aucun des cinq enfants n’avait été reconnu par leur géniteur. Les carences socio-éducatives repérées en amont de l’entrée à l’IME avaient convaincu le juge des enfants d’ordonner une AEMO (action éducative en milieu ouvert), mais l’éducatrice n’avait jamais été autorisée par la famille à entrer au domicile.

Les deux enfants ont été accueillis dans des groupes différents. Assez vite, le garçon disait à ses éducateurs, au cours des accompagnements quotidiens, que « papa » vivait avec maman, à la maison. Mais dès que la question lui était posée directement, il changeait de sujet, en disant qu’on n’avait rien compris.

Sa sœur, en revanche, refusait avec colère et une agitation pathologique d’aborder cette question. Elle traitait son frère de menteur, disant qu’elle n’avait pas de père.

A la question posée à la mère, celle-ci répondait invariablement que ses enfants étaient issus de sa relation avec un camionneur de passage qui, étant marié, avait refusé de reconnaître ses enfants. Elle venait à chaque invitation à l’IME, avec son père qui la véhiculait, et elle a parfois demandé qu’il assiste aux entretiens, ainsi que son fils aîné qui ne marchait et ne parlait pas.

A l’occasion de l’élaboration du projet d’accompagnement de ses enfants, je me suis rendue chez elle un vendredi après-midi pour recueillir ses attentes. C’était un jour de forte chaleur. La famille habitait une maison de ville, vétuste, pas adaptée à leur fils lourdement handicapé. A mon arrivée, le jeune homme, âgé de 18 ans, était à terre, quasi nu. Il m’a reconnue et manifesté sa joie de me voir. Sa mère était occupée à donner le goûter à la dernière-née, 2 ans. Le grand-père se tenait un peu en retrait au fond de la pièce, torse nu. Il y avait des bananes trop mûres dans un compotier et des beignets brûlés sur la cuisinière au-dessus desquels tournaient quantité de mouches. La chaleur, les odeurs et le côté négligé de la pièce et de ses occupants généraient une torpeur assez pénible.

J’ai commencé mon entretien en demandant à la mère comment elle trouvait l’évolution de ses enfants à l’IME. Puis peu à peu, j’ai élargi à ses attentes, à sa façon d’envisager leur avenir. Je ne me souviens plus très bien comment nous en sommes venues à parler du fait qu’elle était seule à les élever et que les choses ne devaient pas être évidentes pour elle. Et c’est à cet instant-là, d’un geste négligent vers le fond de la pièce que son père venait de quitter, qu’elle m’a dit : « De toute façon, leur papa m’aide, il est avec moi. » Croyant avoir mal entendu, je suis restée muette un moment puis je lui ai demandé si j’avais bien compris, à savoir que son père était le père de ses enfants. A nouveau le silence. Elle m’a regardé de ses grands yeux bleus écarquillés et elle m’a dit : « Non, non, leur père c’est un camionneur qui vient de temps en temps… Les enfants ne le connaissent pas. Ils confondent parce qu’ici tout le monde appelle mon père “papa”. » Cet entretien ayant duré déjà plus d’une heure et demie, il était temps pour moi de prendre congé.

Pendant un instant, elle m’a dit la vérité sur le secret de la naissance de ses enfants. Ensuite, les défenses sont revenues au galop et plus rien d’autre que la légende conventionnelle n’était dicible.

Sur le chemin du retour, cette révélation a tourné en boucle dans ma tête. Je revoyais chaque instant de cet entretien, et encore aujourd’hui des images précises apparaissent quand je pense à cette famille.

Arrivée à l’IME, j’ai eu le besoin impérieux de partager ce que je venais de vivre. Il ne restait plus que le chef du service éducatif pour me prêter attention, et j’ai pu rentrer chez moi en ayant déposé une partie du fardeau. Il m’a répondu que, de toute façon, on le savait déjà. Je n’étais pas entièrement d’accord avec lui, car ce qui était nouveau, c’est que la mère elle-même avait parlé.

Le lendemain, je me suis réveillée avec une otite carabinée et de la fièvre. Le secret révélé m’avait-il fait mal aux oreilles ? Le mardi suivant, j’ai partagé ce moment avec la psychiatre. Elle m’a permis de comprendre pourquoi j’avais somatisé. Par la suite, elle a pu aider les deux enfants à évoluer positivement en remettant les responsabilités de chacun à leur juste place. En particulier, en insistant sur le fait que la mère était victime d’inceste, et non pas coupable de la situation.

Côté terrain

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