« Amadou ne va plus à l’école, il traîne dehors dans la cité, ça va mal finir. »
C’est en ses termes que nous faisons connaissance avec ce papa, Monsieur D., originaire de Guinée, qui, par un beau matin d’hiver, asséna des coups de ceinture à son fils pour « le corriger ». Il le reconnaît, ici c’est interdit, on ne l’y reprendra plus.
Monsieur D. a fait venir Amadou en France pour qu’il ait un bel avenir, étudie et trouve un métier.
Amadou a 15 ans. Voilà deux ans qu’il a quitté sa mère restée au pays. Après une période de retards perlés, les absences ponctuelles deviennent de plus en plus fréquentes. Amadou reste le matin au fond de son lit ; l’après-midi, il rejoint les copains en bas de l’immeuble. « La belle vie » nous dira-t-il.
Oui, mais voilà, son père ne l’entend pas de cette oreille. Il se lève à l’aube pour aller travailler et nourrir ses quatre enfants, court de rendez-vous en rendez-vous au point d’être épuisé, dépassé. Il demande alors notre concours.
Nous voilà partis au collège à la rencontre de l’assistante sociale, le garçon accepte d’être présent.
« Amadou est un gentil garçon, ses facilités scolaires présagent la possibilité de poursuivre de longues études. » Une fois ces paroles énoncées devant père et fils, chacun se redresse sur sa chaise…
Un avenir prometteur se dessine pour la rentrée prochaine, un projet : l’internat d’excellence de Melun.
Il reste un trimestre pour qu’Amadou se remette en selle.
« Il peut y arriver », déclare son père. Amadou acquiesce.
Remplir des dossiers d’inscription, écrire un courrier, demander la bourse d’études, voilà ce qui est demandé par l’assistante sociale scolaire à Monsieur D.
A l’issue de l’entretien, il me remercie, Amadou marche devant, nous nous saluons.
Le lendemain matin, au service, à la première heure se présente Monsieur D. : « Elle est là Madame Cotté ? » La question est lancée à la volée.
Dans mon bureau, Monsieur D. a apporté le dossier d’inscription. Il a oublié ses lunettes, alors il me demande si je peux l’aider à le remplir.
On s’y met.
Quelques jours se passent. Et à nouveau : « Elle est là Madame Cotté ? »
Il patiente une heure dans la salle d’attente, jusqu’à ce que je l’invite à me suivre dans mon bureau. Il se trouve que son avis d’imposition est réclamé au dossier, or Monsieur D. n’a pas accès à Internet.
Je lui propose de se connecter à mon PC.
Oh ! mais, une fois encore, Monsieur D., distrait, a laissé ses lunettes à la maison !
L’avis d’imposition imprimé, le dossier est cette fois complet et remis par Monsieur D. au collège.
Amadou retourne en cours, à la maison ça va mieux.
Le lycée d’excellence a fixé un rendez-vous à Amadou et son père, qui sollicite ma présence.
Nous faisons le trajet chacun de notre côté. Nous avons convenu de nous retrouver près de la gare de Melun, dans un troquet. Monsieur D. ne me laisse pas le choix, je dois accepter de boire ce café qu’il m’offre pour me remercier de m’être déplacée.
« C’est mon père, il est entêté », me dit Amadou, amusé.
La rencontre au lycée est rondement menée. Monsieur D. porte des souliers cirés ; Amadou répond aux questions posées avec respect, il est motivé.
La réponse sera donnée par courrier sous dix jours, promet l’établissement scolaire à Monsieur D.
Au septième jour, porte entrouverte, d’une voix enjouée, j’entends clamer : « Elle est là Madame Cotté ? J’ai une bonne nouvelle ! »
Dans mon bureau, assis, la porte fermée, Monsieur D. exprime sa joie : « Amadou est pris à la rentrée ! »
Aujourd’hui, Monsieur D. n’a toujours pas ses lunettes. Mais peu importe, il n’y a rien à lire, juste à se parler…
C’est à la plante trônant sur mon bureau, de plus en plus imposante au fil des années, qu’il s’adresse : « Elle en a entendu des secrets cette plante et elle sait les garder. »
Après un échange de sourires, nous prenons congé, sans en rajouter, et nous nous souhaitons de passer un bel été.
Trois années plus tard, surprise par un énième « elle est là Madame Cotté ? », je sors de mon bureau et me rends au-devant de Monsieur D.
« Amadou a eu son bac ! », s’exclame Monsieur D., qui m’assure que je peux venir quand je veux en Guinée, je suis invitée.
Il n’a pas trop le temps de discuter, il doit filer à Melun offrir à Monsieur le Principal une bouteille de champagne. A son fils, il a donné sa chance, Monsieur D. tient à le remercier.
Garder le secret et ne rien dire, inutile d’en rajouter…