Les liens d’affection nés de la rencontre provoquée par la relation de travail social sont souvent marqués du sceau du secret. Lorsqu’il est dévoilé, le secret, saisi par le droit, est disqualifié, comme confondu avec la dissimulation.
Cette confusion, qui résulte de la constitution d’une situation de fait en problème juridique, dénature le lien tissé et, par l’effet de la rationalisation juridique, permet de sanctionner celui par lequel l’ordre social a été rompu.
Dans un arrêt rendu le 28 novembre 2012, la Cour de cassation a confirmé le licenciement pour faute grave d’un salarié engagé en qualité de moniteur d’atelier d’un centre accueillant des personnes handicapées fondé sur la relation amoureuse qu’il entretenait avec une ancienne pensionnaire majeure (Cass. soc., 28 novembre 2012, n° 11-20070).
En l’espèce, il était reproché au salarié de ne pas avoir informé en temps utile l’équipe éducative de l’intérêt que lui avait manifesté la jeune femme et de leur rapprochement, survenu à la fin de la minorité de cette dernière. La cour d’appel avait considéré en substance que le salarié avait manqué à son devoir de loyauté et aux obligations éthiques de respect et de correction posées par le règlement intérieur en n’informant pas son employeur de ce rapprochement survenu avant le départ de la jeune fille de l’établissement. Elle était restée sourde à l’intensité de la relation amoureuse nouée entre les deux protagonistes.
Les conséquences pressenties de la divulgation du secret avaient contraint la jeune femme, décrite comme « certes fragile mais dotée d’un bon niveau intellectuel », à mentir, en revenant sur les révélations qu’elle avait faites à un tiers concernant la relation amoureuse qu’elle entretenait avec son ancien moniteur d’atelier.
Ce pieux mensonge n’avait pas suffi à adoucir le juge. La Cour de cassation a estimé que la cour d’appel, qui avait relevé que « le salarié, dont les fonctions le mettaient en contact permanent avec des jeunes gens fragilisés par un handicap, n’avait pas voulu, face à la “sollicitation affective” d’une jeune femme, accueillie jusqu’à sa majorité au sein de l’établissement où il travaillait, poser le problème au sein de l’équipe éducative pour garder la distance nécessaire, ce qui l’avait conduit à encourager et faciliter une relation amoureuse », avait pu en déduire que « l’intéressé avait méconnu les règles éthiques de respect et de correction, prévues par le règlement intérieur, pesant sur un professionnel en charge de jeunes personnes handicapées et ainsi manqué à une obligation découlant de son contrat de travail ».
Le licenciement du salarié, fondé sur la violation des règles éthiques et déontologiques, se trouvait ainsi légalement justifié.
Si la survenance de cette relation a pu légitimement perturber l’équipe pédagogique et la direction, l’excès porté par la sanction disciplinaire prononcée, quoique justifiée en droit, interpelle. D’une part, parce qu’il y a dans le sentiment amoureux quelque chose de transcendant qui prive celui qui en est l’objet de la capacité à se conformer aux règles instituées. D’autre part, parce que le risque de répétition des faits pouvait raisonnablement être pensé comme nul de la part d’un salarié qui, en 10 ans, ne s’était jamais signalé par son comportement inapproprié, alors que ce type de sollicitation affective serait « un phénomène courant en établissement ».
Contraint de vivre « un amour caché », le couple a vu son bonheur troublé par la divulgation de son secret et l’opprobre qui en est résulté. Le regard moins porté vers les faits à l’origine de la procédure disciplinaire que vers le respect des normes, l’employeur puis le juge à sa suite ont pu légitimement, après les avoir constitués en problème juridique, faire application aveuglément de la règle de droit.
L’ostracisation du salarié épris a été rendue possible par la réduction des relations humaines à de simples rapports juridiques et la négation du fait que chacune d’entre elles recèle l’expression d’une affection potentielle, conduisant celui qui accepte de la laisser vivre à agir en secret.
Dans un arrêt rendu le 16 mai 2018, la Cour de cassation a confirmé un arrêt rendu par une cour d’appel validant le licenciement pour faute grave d’un éducateur technique spécialisé qui avait entretenu une relation extra-professionnelle avec un adolescent placé dans l’établissement qui l’employait par l’autorité judiciaire, à l’insu de la direction (Cass. soc., 16 mai 2018, n° 16-22800).
En l’espèce, il était reproché au salarié, qui ne contestait pas être tenu d’informer son employeur de ses activités avec un mineur en dehors de son temps de travail, de ne l’avoir jamais fait au cours des réunions d’équipe auxquelles il avait participé et d’avoir demandé au mineur de ne pas révéler aux autres pensionnaires de l’établissement la relation privilégiée qu’il entretenait avec lui, faisant ainsi ressortir une volonté de dissimulation de sa part.
Si l’employeur a pu légitimement réprouver l’existence, hors de tout contrôle, d’une relation entre un de ses salariés et un mineur qui lui était confié par le juge et la sanctionner, ce qu’il manque, et ce que ne regarde pas non plus le juge, c’est ce que cette relation spontanée a pu procurer à l’enfant, par ailleurs uniquement appréhendé comme délinquant « donc » fragile (sic). En s’affranchissant des règles instituées concernant la prise en charge des mineurs placés au sein de la structure, le salarié blâmé a témoigné à cet enfant de la considération et de l’estime, sentiments qui n’auraient jamais pu s’exprimer et être reçus, dans toute leur étendue, dans le cadre juridique, prévisible et réglé de la relation de travail. Le lien d’affection ne pouvait être vécu que dans le secret.
Les déclarations faites par le salarié à la mère de l’enfant, au domicile de laquelle il allait le chercher lors de ses retours en famille le week-end, concernant le fait que son employeur était informé de ces sorties alors que, en réalité, seuls deux éducateurs, dont l’éducateur référent de l’enfant, étaient informés de ses intentions, reposent, objectivement, moins sur des propos déceptifs que sur des demi-vérités.
La procédure diligentée contre le salarié se caractérise par l’absence de toute réflexion quant à l’intérêt supérieur de l’enfant, uniquement traité comme le bénéficiaire d’un dispositif de prise en charge à la réussite duquel le comportement du salarié mis en cause aurait porté atteinte.
Il est d’ailleurs significatif que les propos du mineur, affirmant à sa mère qu’il se rendait « chez un copain », aient été assimilés par l’employeur à des faits de dissimulation et de mensonge, sans que son opinion sur cette relation singulière ait été recueillie. En tout état de cause, c’est une relation d’amitié qui s’est nouée et développée, pendant plusieurs mois, jusqu’à la révélation du secret, entre l’enfant et le travailleur social de la structure au sein de laquelle il avait été placé. Dans ce cadre, ce n’est pas de mensonge, de la part de l’adolescent, dont il est question, mais d’incapacité, de la part des tiers, à concevoir et accepter le lien qui s’était tissé entre lui et le salarié.
Au-delà de la qualification des faits, l’absence de prise en considération de l’opinion de l’enfant dans le cadre de la procédure dirigée contre le salarié est problématique en ce qu’elle méconnaît le droit de celui-ci à ce que son intérêt supérieur soit une considération primordiale dans toute décision le concernant. Alors même que le licenciement du salarié emporte des conséquences sur son droit à la vie privée (Convention internationale des droits de l’enfant [Cide], art. 16) – dont le droit d’entretenir des relations est une composante – et son droit à la santé (Cide, art. 24, al. 1er) – qui inclut la santé mentale, dont la définition dépasse le strict cadre sanitaire.
Le comité des droits de l’enfant, organe chargé de surveiller la mise en œuvre de la Convention internationale des droits de l’enfant par les Etats parties, a indiqué que : « Quand une décision qui aura des incidences sur un enfant en particulier […] doit être prise, le processus décisionnel doit comporter une évaluation de ces incidences (positives ou négatives) sur l’enfant concerné […] »(1). Le comité a précisé que : « Le terme “décision’ ne s’entend pas uniquement des décisions, mais aussi de tous les actes, conduites, propositions, services, procédures et autres mesures. »(2). Par ailleurs, « s’agissant des mesures ne visant pas directement un enfant […], l’expression ’qui concernent’ devra être explicitée au regard des circonstances propres à chaque cas afin de pouvoir apprécier l’impact de la mesure sur l’enfant […] »(3). Le comité estime en outre que les conflits potentiels entre les droits d’autres personnes et l’intérêt supérieur de l’enfant « doivent être résolus au cas par cas, en mettant soigneusement en balance les intérêts de toutes les parties et en trouvant un compromis acceptable. […] Pour considérer l’intérêt supérieur de l’enfant comme “primordial”, il faut être conscient de la place que l’intérêt de l’enfant doit occuper dans toutes les actions et avoir la volonté de donner la priorité à ces intérêts en toute circonstance, mais en particulier lorsqu’une action a une incidence indéniable sur [l’enfant concerné] »(4).
La prise en compte des droits de l’enfant aurait sans nul doute abouti à une réponse plus pondérée apportée aux faits en cause. Le recueil de l’opinion de l’enfant aurait opposé à la constitution des faits en problème juridique appelant le prononcé d’une sanction une appréciation compréhensive et bienveillante de la relation tue, ce qui aurait eu pour effet, outre d’éviter la stigmatisation du salarié visé par la procédure disciplinaire, d’empêcher la rupture du lien qui les unissait. Le comité a également rappelé qu’« afin de démontrer que le droit de l’enfant à ce que son intérêt supérieur soit évalué et soit une considération primordiale a été respecté, toute décision concernant un ou des enfants doit être motivée, justifiée et expliquée. L’exposé des motifs devrait indiquer expressément tous les éléments de fait se rapportant à l’enfant et préciser quels éléments ont été jugés pertinents dans l’évaluation de son intérêt supérieur, dans quel contexte s’inscrivent ces éléments dans le cas considéré et comment ils ont été mis en balance pour déterminer l’intérêt supérieur de l’enfant »(5).
Autant d’éléments absents des décisions prises en l’espèce, qui témoignent des limites du droit, en tant qu’instrument de gestion collective, dans l’appréhension des relations humaines ainsi que du risque, pour le corps social, de leur réduction en de simples rapports juridiques par la négation de l’existence de sentiments individuels spontanés et la sanction de leur manifestation.
(1) Comité des droits de l’enfant – « Observation générale n° 14 (2013) sur le droit de l’enfant à ce que son intérêt supérieur soit une considération primordiale » (art. 3, par. 1), CRC/C/GC/14, 29 mai 2013, p. 2.
(2) Ibid., p. 4.
(3) Ibid.
(4) Ibid., p. 6.
(5) Comité des droits de l’enfant, 4 février 2021, A. B. c/ Finlande, CRC/C/86/D/51/2018, § 12.4.