La scène se tient dans un hangar, comme elle pourrait avoir lieu dans un local associatif, un garage ou même une cuisine chez des particuliers. On s’y active pour confectionner des sandwichs, réchauffer du café ou bien rassembler des kits d’hygiène, des couvertures ou des vêtements. Le tout est ensuite placé dans un camion, dans le coffre d’une voiture, dans un caddy ou un sac à dos pour être distribué dans les rues, les abris de fortune, sous les ponts, dans les squats… Là où les sans-domicile fixe (SDF) ont trouvé refuge. « Maraude » est le nom qui désigne ces actions. Solidarité, assistance et bienveillance sont les valeurs qui les animent. Salariés ou citoyens bénévoles sont les personnes qui s’y engagent aux quatre coins de l’Hexagone. Mais s’ils sont facilement repérables sur le terrain, ces dispositifs sont souvent mal connus dans le détail de ce qu’ils peuvent proposer. « Il faut dire qu’il n’y en a pas deux qui se ressemblent d’un département à l’autre. Cela n’aide pas à la visibilité », consent la sociologue Véronique Le Goaziou, qui a suivi pendant plusieurs mois des éducateurs de rue et des bénévoles lors de leurs maraudes dans les Bouches-du-Rhône(1).
La toute première du genre a vu le jour en 1993, inaugurée par le Samusocial de Paris. Sa mission : proposer à des personnes sans abri un repas, un hébergement d’urgence ou un moment d’échange en envoyant des camionnettes la nuit dans les rues de la capitale, avec, à leur bord, un chauffeur, un infirmier et un travailleur social. Au fil du temps, cette mission s’est étoffée et généralisée, face à la diversification des phénomènes de pauvreté, rendant indispensable l’« aller vers ». Cette approche constitue l’essence des maraudes et des Samu sociaux, qui agissent désormais en nombre dans chaque département. « Avec la crise sanitaire, on a observé une multiplication des maraudes. Si ça s’est un peu calmé entre-temps, la mobilisation revient chaque année avec la période hivernale. C’est le signe que des gens ne se résolvent pas à la grande exclusion. Raison pour laquelle des maraudes se créent et se dissolvent en quelques mois. La réalité de ce point de vue est cependant extrêmement mouvante. Rien que dans le département du Rhône, on en a répertorié 70, et entre le moment, il y a six mois, où notre mini-étude a été réalisée et aujourd’hui, 20 à 25 % n’existent sans doute plus », décrit Maud Bigot, directrice opérationnelle de la veille sociale au sein de l’association Alynéa et vice-présidente de la FNSS (Fédération nationale des Samu sociaux).
Au milieu de cette agitation, une constante apparaît : créer et maintenir une relation avec la personne à la rue. Le lien de confiance y est ainsi un moteur essentiel, mais exige patience et investissement de la part de l’intervenant. « Il faut parfois plusieurs rencontres avant qu’une personne consente à parler d’elle. Cela suppose d’être capable d’aller vers une autre grille de lecture du monde, sans plaquer ses représentations et ses attentes. Cet exercice peut être difficile à vivre pour qui n’en aurait pas les clés. Mieux vaut donc en avoir conscience avant de s’engager dans ce genre de démarche », estime Véronique Le Goaziou. C’est là un enjeu d’autant plus réel que les populations les plus désocialisées n’ont pas ou plus le désir ou la capacité de solliciter les services de droit commun. « C’est toute l’ambiguïté d’un choix à faire entre l’assistance et l’insertion. On aimerait idéalement pouvoir sortir tout le monde de la rue. Sauf que si on lit les maraudes à l’aune de l’ambition de l’insertion, c’est une machine à rendre fou parce qu’on n’y arrive pas à tous les coups », poursuit la sociologue.
Sur le terrain, les maraudes sont en effet souvent prises entre deux feux : si la logique et l’ambition sont toujours celles de l’insertion, on fait au fond ce qu’on peut avec ce qu’on a, là où on est. Moins pour les professionnels, qui sont en général rodés à cet exercice d’équilibriste, que pour les citoyens, dont l’empressement peut mettre à mal l’instauration d’un lien fragile, il faut un cadre pour penser et formaliser l’intervention. C’est du moins le souhait de la FNSS (Fédération nationale des Samu sociaux) et de la FAS (Fédération des acteurs de solidarité), qui les a conduites à créer en 2018 un référentiel de missions et d’évaluation visant à accompagner les maraudes dans leurs pratiques respectives. « Il fallait cela pour se mettre d’accord sur un minimum commun afin d’adopter la posture la plus juste qui soit et mobiliser les compétences nécessaires à l’accompagnement des personnes en situation de grande exclusion. Car il y a quelque chose de terrible à aller faire émerger une demande auprès de quelqu’un qui n’a rien demandé et ne pas être en capacité de lui proposer une solution », considère Maud Bigot.
Entièrement salariées pour les unes, 100 % bénévoles pour les autres, mixtes dans l’idéal, la composition des équipes de maraudes varie aussi selon les départements. Si la présence d’un travailleur social est loin d’être systématique, elle est vivement recommandée pour cadrer les interventions et veiller à ce que le lien avec les populations rencontrées se passe bien. C’est le choix qu’a fait, par exemple, la maraude de Chaumont (Haute-Marne), qui opère majoritairement avec des bénévoles. « Ils doivent chaque mois participer à un rendez-vous mensuel animé par un travailleur social où ils font une sorte d’analyse des pratiques. Ça marche bien, dans la mesure où la démarche reste en lien avec les professionnels », indique Blandine Clément, coordinatrice de l’association La Passerelle, qui pilote la maraude. Mi-bénévole, mi-professionnelle, cette dernière tourne aussi parfois avec les professionnels d’un Caarud (centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues), spécialisés dans la prise en charge des addictions. Ailleurs, interviennent aussi dès que possible aux côtés des équipes tant des médiateurs de santé, des animateurs d’accueil de jour, que des psychologues ou des pairs. Bien qu’elle ne soit pas généralisée, cette démarche rejoint l’avis de la FNSS, qui préconise depuis 2020 « d’améliorer les qualifications médicales des maraudes et des Samu sociaux en s’assurant que, dans chaque département, des équipes soit constituées a minima par un infirmier diplômé d’Etat »(2).
Dans un tel paysage, la coordination entre les différents acteurs et dispositifs de veille sociale s’avère aussi plus que nécessaire. Tangible dans certaines agglomérations, notamment grâce à l’action des Siao (services intégrés d’accueil et d’orientation), elle peine à se mettre en place dans d’autres, au détriment des populations. « L’année dernière, on est rentrés avec la moitié de nos repas parce que les SDF avaient vu trop de gens ! Toutes ces actions citoyennes qui se montent du jour au lendemain desservent complètement notre travail associatif. Il faut vraiment qu’on arrête de faire les choses en électrons libres », s’agace Estelle Morizot, cofondatrice et présidente de La Maraude du cœur, à Bordeaux. Car lorsque ces instances de coordination existent, comme dans l’agglomération lyonnaise, tout le monde y gagne. « Depuis quinze ans que nous sommes tous regroupés en collectif, nous avons appris à travailler en complémentarité, apprécie Maud Bigot. En revanche, pour que cela fonctionne, il faut penser cette coordination de manière concomitante à la capacité des différents dispositifs de l’AHI [accueil, hébergement et insertion] à absorber les demandes une fois qu’elles émergent. »
Autre impératif pour les maraudes, celui de pérenniser leurs financements, et ainsi d’éviter des situations telles que les décrit Véronique Le Goaziou : « C’est assez stupéfiant de voir que la plupart des associations qui pratiquent des maraudes sont quasiment aussi précaires que les publics auxquels elles viennent en aide. On se demande comment ça tient, sinon par la bonne volonté des personnes qui s’y engagent. C’est d’autant plus choquant qu’on sait qu’en cas d’urgence, l’Etat est capable d’être au rendez-vous », constate la sociologue au sujet du premier confinement puis des places de mise à l’abri débloquées en un temps record pour accueillir les Ukrainiens fuyant leur pays. Quand l’Etat répond présent, en effet, la situation s’apparente à celle de Montluçon Communauté qui, désignée en tant que territoire d’accélération du plan « Logement d’abord », bénéficie de financements suffisants pour couvrir un ETP d’intervenant, un véhicule ainsi qu’un peu de denrées alimentaires pour les maraudes. Sans compter les moyens supplémentaires pour animer une fonction de coordination. Résultat : la maraude créée en 2019 par l’association Viltaïs tourne tous les jours de l’année, et l’équipe est parvenue à reloger une poignée de personnes. « Cela fonctionne aussi parce que nous sommes sur des volumes de personnes qui sont moindres par rapport à certaines grandes métropoles, tempère Fabien Guieze, directeur du pôle “réinsertion”, en charge des maraudes de cette association. On en rencontre en moyenne 40 ou 50 par an, quand, dans une grande ville, les maraudes voient quelque 150 personnes par soir. »
Face à cette affluence, pas d’autre choix que de s’adapter. Ce que font certaines maraudes, qui fonctionnent désormais toute l’année pour faire face au nombre croissant de personnes restées sans solution. En outre, réduire le non-recours de ces dernières implique d’innover. L’une des possibilités ne serait-elle pas, comme le suggère la FNSS dans son étude en 2021, l’attribution de places d’hébergement gérées de façon autonome par les maraudes ? Ce qui permettrait de simplifier l’accès à l’abri, en évitant le découragement, fréquent après une certaine période prolongée à la rue. « Quand on est à la rue, on se sent à part. Toute démarche d’accès aux droits est complexe, surtout quand on a un animal. Il faut que les maraudes, qui ont une fine connaissance des besoins des ménages à la rue, soient en mesure de lever ces freins », adhère Estelle Morizot. Il s’agit aussi d’insister sur le rôle essentiel d’observatoire social que remplissent les maraudes. Trop peu d’études et de données qualitatives sont produites. La dernière enquête réalisée par l’Insee auprès des sans-domicile date de… 2012 (voir encadré ci-contre). Autant dire une éternité, à l’échelle des conditions de vie dans la rue. Ces statistiques sont pourtant nécessaires pour mieux cerner les besoins et mettre des politiques publiques adaptées. Sinon, comment espérer mettre fin au non-recours ? « Je crois qu’une société sans sans-abrisme est possible, mais il faut une ambition politique très forte, illustre Maud Bigot. Or actuellement, en France, on n’est pas prêt d’en venir à bout, ni, par voie de conséquence, d’assister à la disparition des maraudes. »
Lors de la création du Samusocial de Paris en 1993, l’Ined (Institut national d’études démographiques) recensait quelque 200 000 personnes sans domicile, dont 98 000 SDF, 57 000 fréquentant les centres d’hébergement et 45 000 survivant dans des habitations de fortune. En 2001, une enquête de l’Insee estime, pour sa part, à 86 000 le nombre de personnes (enfants compris) sans toit ayant été remarquées par les services sociaux. Si les données se font plus précises, elles excluent néanmoins les individus ne réclamant aucune aide, parmi lesquels les exclus vivant en zone rurale et les non-francophones. Il faudra attendre 2012 pour qu’une enquête plus fine de l’Insee vienne compléter la première : cette fois, le nombre de sans-domicile est évalué à 141 500, soit près du double en onze ans. Depuis, aucun recensement de ce type n’a été entrepris. Selon le 27e rapport de la Fondation Abbé-Pierre sur le mal-logement, publié cette année, 300 000 personnes n’ont pas de domicile fixe, soit deux fois plus qu’il y a dix ans. Cette même année, au moins 620 personnes sont mortes dans la rue, une majorité d’hommes, âgés en moyenne de 48 ans.
(2) Préconisation faite dans l’étude nationale maraudes et Samu sociaux sur le sans-abrisme 2021.