Éducation populaire et travail social sont de vieux compagnons de route, cheminant côte à côte depuis plus d’un siècle. Eprouvés chacun par les exigences du système néolibéral, les dérives de la professionnalisation et leur dépendance aux pouvoirs publics, les deux secteurs semblent trouver un second souffle lorsque leurs marges les plus militantes se rencontrent pour se réinventer. Et si l’éducation populaire constituait, en tant que source d’inspiration et d’espace de réflexion, l’une des voies pour réenchanter l’éducation spécialisée et, plus généralement, l’action sociale ? Et si cette quête du politique, de la participation citoyenne, de l’horizontalité était la solution pour réconcilier une famille professionnelle désabusée avec ses idéaux ?
« Je suis convaincue de la nécessité, voire de l’urgence, de tisser davantage de liens entre les deux, estime Alice Dumoulin, ancienne formatrice, assistante sociale de formation et auteure d’un ouvrage recueillant des récits croisés de travailleurs sociaux sur le terrain(1). Educateurs, assistantes sociales, conseillers en économie sociale et familiale, tous devraient s’emparer des pratiques de l’éducation populaire pour arrêter de subir leurs métiers. Ils seraient alors mieux armés pour construire des savoirs collectifs, tant pour eux-mêmes qu’auprès des personnes qu’ils accompagnent, et réfléchir sur leur posture de travailleur social : suis-je là pour amener les personnes à entrer dans un moule et à servir la normalisation ou pour les émanciper et leur permettre de développer leurs propres ressources ? »
Longtemps impliquée dans des réseaux d’éducation populaire dits « politiques », dont l’ancienne société coopérative et participative (Scop) Le Pavé, Alice Dumoulin est persuadée que la crise d’attractivité des métiers du social et la perte de sens inhérente à l’évaluation permanente et à la multiplication des tâches administratives pourraient être résorbées via les outils de ce secteur. « Même si ces pratiques risquent de rester à la marge, elles créeront un rapport de force, au sens démocratique du terme, explique-t-elle. C’était d’ailleurs la vocation des assistantes sociales pionnières : faire remonter à l’Etat ce que les personnes vivaient pour faire évoluer les politiques sociales. »
Issue de trois courants distincts – les mouvements laïcs, autour de la Ligue de l’enseignement, le catholicisme social et le mouvement ouvrier réformiste – l’éducation populaire est aujourd’hui une expression valise, un concept fourre-tout. Un vaste ensemble de théories émancipatrices et de pratiques plus ou moins novatrices, qui n’a cessé de se transformer depuis son apparition au XIXe siècle. « Relèvent de l’éducation populaire tous ceux qui s’en réclament », avait coutume de dire Françoise Têtard, figure incontournable de l’histoire de l’éducation populaire. Une définition qui traduit bien le flou nimbant les contours de cette nébuleuse multiforme, fourmillante mais en perte de vitesse. Son âge d’or, qui a couru jusqu’aux années 1990, semble avoir perdu de sa superbe.
« L’éducation populaire a pris cher, regrette Thierry Piot, professeur en sciences de l’éducation au sein du Cirnef (Centre interdisciplinaire de recherche normand en éducation et formation), à l’université de Caen. Les animateurs ont massivement perdu leurs racines militantes. Il y a eu une rupture de transmission. Le loisir est devenu un objet de consommation et plus un objet d’émancipation. Il y a bien quelques gardiens du temple, une petite flamme, mais sans beaucoup d’oxygène pour l’alimenter. » L’enseignant corrèle cet état des lieux plutôt sévère à la professionnalisation et à la technicisation de l’éducation populaire. Une tendance qu’il a également observée dans le secteur du travail social. « Il n’est plus question que de référentiels de compétences, de technologie… C’est un truc sec, l’âme n’est plus là. On a un social assujetti à des coupes budgétaires, qui ne rémunère pas correctement des gens qui, au bout de trente ans de carrière, sont à peine au-dessus du Smic, et une éducation populaire complètement segmentée, territorialisée, hyper-institutionnalisée. Tout cela manque de souffle et les gens s’épuisent. »
Educateur spécialisé et animateur pendant une dizaine d’années dans des séjours adaptés pour enfants en situation de handicap, Nicolas Bucamp note lui aussi que les champs de l’éducation populaire et du travail social souffrent des mêmes écueils. « Animateurs et travailleurs sociaux étaient formés à la base pour détecter les besoins des gens selon un diagnostic de territoire. A partir des besoins repérés, ils montaient un projet. Aujourd’hui, nous ne sommes plus du tout dans la même dynamique. Tous les projets émanent de l’ARS [agence régionale de santé] ou de la direction de la culture, de la jeunesse et des sports, qui missionnent des spécialistes venus des hautes sphères institutionnelles. Cette logique descendante met le travailleur social ou l’acteur de l’éducation populaire en porte à faux. Ils sont obligés de rendre compte de leur efficacité en termes de participation ou de temps alloué. La valeur d’un acte éducatif ne peut pourtant pas se quantifier en chiffres. »
Fragilisés par les mêmes logiques économiques et technocratiques, ces deux secteurs seront probablement sauvés par la même volonté de s’affranchir d’un système qui les étouffe à petit feu. Une destinée jumelle pour des champs qui n’ont cessé de s’entremêler en s’adressant aux mêmes publics, en partageant les mêmes territoires et en essayant de résoudre la question des inégalités sociales. Ancien éducateur de prévention et ancien directeur de l’Association de prévention spécialisée et d’action sociale au quartier de La Meinau, à Strasbourg, Rudy Wagner estime d’ailleurs qu’une telle proximité rend leur distinction très artificielle. « C’est un non-sens. Sur le terrain, nous travaillons main dans la main avec nos collègues animateurs. Même si nous avons quelques divergences, entre autres liées au manque d’expérience de certains d’entre eux, nous avons toujours coordonné nos actions avec les centres socio-culturels. »
Après guerre, alors que les « blousons noirs » affolent la population et qu’émerge le concept de prévention spécialisée, les « clubs et équipes de prévention d’enfants » relèvent du Haut-Commissariat à la jeunesse et aux sports. Tout comme les organismes affiliés à l’éducation populaire. Il faudra attendre le début des années 1970, pour que la prévention soit rattachée au secteur de l’aide sociale à l’enfance. Dès lors, animateurs et éducateurs n’ont plus les mêmes organismes de tutelle, les mêmes financements, ni la même reconnaissance. « Si nous partageons avec l’éducation populaire la notion cardinale de l’“aller vers”, depuis quelques années, les animateurs sociaux sont beaucoup moins dans la rue, moins impliqués, regrette Rudy Wagner. Souvent très jeunes, ils ne sont pas assez formés. Du coup, ils ne restent pas longtemps en poste. Leur secteur est encore plus en crise que le nôtre, c’est dire ! »
Animateurs et éducateurs, compagnons d’infortune ? Ils semblent en tout cas grossir ensemble les rangs d’un nouveau précariat. « Ils ont la même non-qualité de salariat », pointe Florence Ihaddadene, maîtresse de conférences en sciences de l’éducation à l’université de Picardie-Jules Verne. Davantage au contact d’un secteur associatif tourné vers les loisirs et la culture qu’à celui du travail social, la chercheuse note tout de même de grandes similitudes lorsqu’il s’agit des conditions de rémunération. « Ce sont des laboratoires des formes de précarité et de dérogation au droit du travail. Toutes ces pratiques professionnelles sont rendues possibles – pour certains gratuitement – au nom de l’engagement et de la citoyenneté. Les plus inexpérimentés dans les métiers de l’animation (à travers les emplois aidés, les emplois jeunes, les TUC [travaux d’utilité collective] ou le service civique) sont propulsés dans des dispositifs où ils sont à la fois travailleurs et bénéficiaires. Une partie d’entre eux, en général des femmes plutôt diplômées, vont ensuite devenir salariés, mais l’immense majorité des autres, des hommes sans qualification et plus jeunes, passera d’un dispositif de protection sociale à l’autre. »
Manque de formation ou mauvaise formation, c’est bien en amont que l’éducation populaire pourrait être pertinente, en distillant sa philosophie, sa dynamique et ses pratiques moins formatées auprès des professionnels en devenir. En bénéficiant de ce creuset pluridisciplinaire – nourri, entre autres, des travaux du philosophe des Lumières Condorcet et du pédagogue brésilien Paulo Freire –, les futurs responsables de centres sociaux, animateurs de prévention ou travailleurs sociaux seront peut-être mieux outillés pour appréhender leur rôle politique.
C’est en tous cas ce que croit David Ryboloviecz, ancien éducateur spécialisé et directeur national adjoint Ceméa France, chargé du pôle « santé, psychiatrie, interventions sociales » : « S’il est si difficile de faire vivre cette dimension “éducation populaire” dans le cursus des travailleurs sociaux, c’est notamment parce que le milieu de la formation a été touché par une vague d’individualisation et de protocolisation. Chacun son couloir et ses prérogatives. » Un regard étayé par le positionnement des Ceméa, au confluent de l’éducation populaire et du travail social, qui forment aussi bien les animateurs que les personnels soignants intervenant en santé mentale ou les éducateurs spécialisés, les moniteurs-éducateurs et les directeurs de structures. « Je reste néanmoins persuadé que ces questions de réflexions partagées, de regards différents que l’on pose sur ses collègues, sur ses pairs, mais aussi sur les personnes accompagnées, toute cette éducation nouvelle redonnera du sens à leurs pratiques, affirme-t-il. Le travail social est hautement politique, grâce à l’éducation populaire. »
Si l’éducation populaire est une constellation moins fertile depuis une vingtaine d’années (en dépit d’un véritable inventaire à la Prévert d’associations, de fédérations et de mouvements qui s’en revendiquent), sa philosophie, son message, son essence même essaiment un peu partout. « Apparaît un phénomène de recrudescence de la référence à l’éducation populaire dans tout un tas de secteurs qui ne sont pas forcément étiquetés comme tels, estime Emmanuel Porte, chargé d’études et de recherches à l’Injep (Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire). Il s’agit de collectifs militants, moins professionnalisés et moins tournés vers l’animation socio-culturelle historique, qui se sont réappropriés cette notion pour essayer de la réenchanter et de retrouver son sens politique initial, à savoir la formation du citoyen et la recherche de son émancipation. L’éducation populaire semble à nouveau attractive, mais dans les marges et à petite échelle. Nous sommes dans une phase d’expérimentation. »
Les secteurs privilégiés de ce regain d’amour, aussi confidentiel soit-il, concernent la notion de « pouvoir d’agir », avec les « community organizing » (voir page 11), où se crée une véritable démocratie d’interpellation, mais aussi les acteurs de l’animation nature qui militent pour la cause environnementale, les passionnés de nouvelles technologies, certains milieux féministes ou encore un mouvement comme Nuit debout. « Les collectifs du type Framasoft, par exemple, défendent la notion de logiciels libres et revendiquent de faire de l’éducation populaire numérique, précise Emmanuel Porte. C’est pareil du côté de l’écologie, vous allez avoir des animateurs socio-culturels qui font des ateliers pédagogiques sur la biodiversité et se retrouvent le weekend dans des manifestations d’Alternatiba. Dans l’éducation populaire comme dans le travail social, nous avons de plus en plus de gens qui sont satisfaits de là où ils travaillent, mais pas de comment ils travaillent. Dans les deux secteurs, ils cherchent à réenchanter leurs pratiques professionnelles. »
Le secteur de la jeunesse et de l’éducation populaire représente environ 630 000 associations, regroupées dans 75 organisations nationales. Soit près de la moitié du nombre total d’associations en France (chiffres 2017). Une partie importante d’entre elles relèvent de l’agrément « jeunesse et éducation populaire », délivré par l’Etat, qui permet l’octroi de subventions ou de financements (fonds de coopération de jeunesse et d’éducation populaire), la délivrance de diplômes (Bafa, BAFD, BPJEPS). Ce label implique le respect de la liberté de conscience, du principe de non-discrimination ou encore l’égal accès des hommes et des femmes, ainsi que celui des jeunes, aux instances dirigeantes.
(1) Travail social et émancipation. « Ça ne fait pas de bruit ! » – A. Dumoulin – Ed. Chronique sociale, 2022.