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« Les plus engagés inventent le travail social de demain »

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Le sociologue Nicolas Brusadelli défend l’idée que l’éducation populaire n’a jamais cessé d’être politique, au sens citoyen du terme. A ses yeux, ce cadre militant représente le creuset d’un renouvellement des pratiques professionnelles du secteur face à un management néolibéral.
Quelles sont les principales transformations subies ou voulues par l’éducation populaire ?

Alors qu’elle était un espace militant pur jusque dans les années 1960, elle a progressivement généré des politiques publiques et un métier, celui de l’animation. Les organisations d’éducation populaire sont alors devenues un véritable marché professionnel. Une autre transformation, plus récente, tient au mode de régulation de l’action publique. En contribuant à construire la République, pendant l’âge d’or de ces organi­sations jusque dans les années 1990, elles ont été parmi les associations les plus financées de France, les plus subventionnées, parce que reconnues d’intérêt général – à l’instar de la Ligue de l’enseignement, l’institution la plus puissante et la plus ancienne. Mais le néolibéralisme a modifié les formes d’action de l’Etat et toutes ces organisations sont poussées à devenir des entreprises de l’économie sociale. C’est un bouleversement morphologique, parce qu’il touche à leurs institutions mêmes, obligées de se transformer en interne pour survivre.

Que représente aujourd’hui cette nébuleuse ? Un lieu de réflexion alternative ou essentiellement un ensemble de prestations de loisirs ?

Elle n’est certainement pas réductible à l’activité des centres socio-culturels, à un monde professionnel ou à des dispositifs d’action publique. L’éducation populaire s’est construite dès la fin du XIXe siècle comme un espace militant à part entière, tourné vers l’éducation du citoyen. Il s’agit d’un militantisme éducatif visant à construire les conditions d’existence du champ politique républicain et qui perdure jusqu’à aujourd’hui, en dépit de toutes ces transfor­mations. Cette dimension politique demeure parce qu’elle est essentielle : ne serait-ce que pour devenir un cadre de l’éducation populaire laïc, il faut avoir des compétences politiques, prendre part au débat, réussir à se repérer dans les méandres des institutions républicaines. Sans que cela soit corrélé à une militance de parti. Quand les membres de l’éducation populaire ont un engagement électif, il ne va d’ordinaire jamais plus loin qu’un mandat municipal. Ce sont des engagements très locaux, très concrets.

Face à l’institutionnalisation, quelle marge de manœuvre ceux qui ne s’en satisfont pas peuvent-ils avoir ?

Une réelle recherche d’autonomie apparaît à l’égard de l’Etat, qui en pousse certains à assumer d’aller sur le marché tout en se repolitisant. C’est le cas, par exemple, des sociétés coopératives, des Scop d’éducation populaire, qui ont émergé au début 2000 autour de la figure de Franck Lepage(1). Ce courant porte le discours selon lequel l’éducation populaire ne serait plus ce qu’elle était, que l’animation socio-culturelle ne serait pas vraiment de l’éducation populaire… Un vrai travail d’élaboration intellectuelle est réalisé pour développer leurs activités sans aucune subvention publique. Ces nouvelles structures font de la prestation sur le marché de la formation professionnelle. Elles intègrent d’une certaine manière la logique libérale, mais sans entrer dans une logique capitaliste. C’est une posture qui se situe un peu sur le fil, mais qui leur a permis de se développer tout en restant des coopératives. Comme l’a dit Franck Lepage : « Il y a un marché pour la radicalité. » Cette nouvelle tendance tente de s’ajuster à la nouvelle donne néolibérale tout en essayant de garder son âme.

Ces nouvelles pratiques concernent-elles aussi le champ du travail social ?

A l’origine, le travail social répondait à un problème politique : celui de la pacification de la société. Pour se réinventer aujourd’hui, il a besoin de se reposer les questions liées à sa place dans la République, à son rôle dans la régulation des tensions, à ce qu’il fait de ses prérogatives. Cet espace nécessaire pour réfléchir, discuter et se remettre en question passe notamment par l’éducation populaire, le secteur le plus politisé du travail social. Au sein des franges les plus militantes, certains cherchent à travers l’histoire ou à l’étranger comment se renouveler. Je pense notamment au concept anglo-saxon de « community organizing », des organisations communautaires qui fédèrent, entre autres, les batailles des habitants contre le mal-logement dans les quartiers populaires. Leur vision du travail social passe par des contre-pouvoirs dans lesquels les citoyens font valoir leur parole et défendent leurs intérêts. A travers ce type de collectifs, les plus engagés inventent le travail social de demain. Ils s’orientent vers une pratique plus participative, moins individualisante. Ces jeunes éducateurs spécialisés essaient de repenser leur profession en tentant de nouveaux modes d’action. Cette quête les rapproche des Scop d’éducation populaire qui, elles aussi, sont en train d’innover.

Professionnels et militants circulent-ils entre éducation populaire et travail social ?

Dès l’origine, l’éducation populaire s’est inscrite dans le cadre du travail social. Elle a cherché à éviter aussi bien les excès du capitalisme que ceux de la révolution marxiste pour régler les problèmes d’insalubrité, d’alcoolisme et d’éducation dans un contexte d’exode rural et de bidonvilles. Le travail éducatif des assistantes sociales – véritables pionnières du travail social – au sein de ce qui deviendra les centres sociaux les a inscrites clairement dans une démarche d’éducation populaire. Aujourd’hui, si les personnes ne circulent pas forcément d’un monde à l’autre, l’éducation populaire, elle, le fait ! Elle représente un univers de pensées et d’actions qui n’a cessé d’infuser dans toute la société, et singulièrement dans le travail social. Les frontières sont poreuses, les idées bougent et les mots voyagent. Avec la territorialisation de l’action sociale, les deux secteurs s’adressent aux mêmes publics. Animateurs et éducateurs travaillent en permanence dans les mêmes quartiers, se croisent sur les mêmes dispositifs… Ces mondes sont flous et leurs frontières ne sont pas étanches. Il y a des emprunts croisés entre les avant-gardes des deux champs lorsque ces derniers aspirent à ouvrir les possibles professionnels. C’est en essayant de réenchanter leurs pratiques que le travail social et l’éducation populaire se rencontrent. Cela ne pourra venir que des travailleurs sociaux dotés de la plus grande compétence politique.

Notes

(1) Militant de l’éducation populaire, à l’initiative du concept de « conférences gesticulées », à mi-chemin entre discours traditionnel et spectacle théâtral.

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