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Les professionnels du turn-over

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Longtemps réservé aux secteurs lucratifs, le recours au travail intérimaire est devenu incontournable dans le champ de l’action sociale. Protection de l’enfance, exclusion, handicap… Aucun domaine ne semble épargné. Un phénomène accentué avec la crise sanitaire, mais qui révèle des dysfonctionnements structurels beaucoup plus profonds.

Ouest lyonnais, à la fin de l’été dernier. Dans La Maison, une Mecs (maison d’enfants à caractère social) pour les jeunes suivis par l’ASE (aide sociale à l’enfance), 59 enfants et adolescents cohabitent. Depuis plusieurs mois, les activités quotidiennes et les lectures individuelles du soir ont peu à peu disparu. Difficultés de recrutement, turn-over… Ce n’est plus l’accueil des jeunes qui est devenu temporaire, mais le travail des éducateurs. A quelques kilomètres de là, près du parc de Parilly, le foyer public de l’Idef (institut départemental de l’enfance et de la famille) retrouve un semblant de fonctionnement depuis la revalorisation salariale de 183 € accordée, sur le tard, par le gouvernement à certains travailleurs sociaux dans le cadre du Ségur de la santé. Il était temps : le foyer d’urgence tournait lui aussi quasi essentiellement avec des intérimaires.

Encore exceptionnelles il y a dix ans, ces histoires sont désormais légion. En effet, si le contrat à durée indéterminée (CDI) reste la norme dans le travail social, le recours à l’intérim a été multiplié par trois en quinze ans. Selon la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), à la fin du premier trimestre 2021, étaient dénombrés 14 804 travailleurs intérimaires, contre 10 599 en 2020 et 1 231 en 2000. Si, avec 45 % des établissements concernés, la protection de l’enfance est l’un des secteurs les plus touchés, l’ensemble des champs de l’action sociale sont aujourd’hui concernés. En cause, le manque d’attractivité des métiers. « Il s’agit d’un choix contraint, martèle Julien Bernet, directeur d’Hapogys, association girondine spécialisée dans l’accompagnement des personnes en situation de handicap lourd. Dans certaines structures, nous sommes à 30 % de postes vacants sur les métiers d’aide-soignant, d’accompagnant éducatif et social [AES] et d’infirmier. » Conséquence : entre 2019 et 2021, sa structure a vu ses coûts d’intérim augmenter de 17 %. « Fin septembre, l’association était déjà quasiment au même niveau d’engagement de dépenses qu’en décembre 2021 », assure le directeur.

« Seulement de passage »

Contrairement aux contrats à durée déterminée, les contrats d’intérim peuvent être conclus très rapidement, devenant ainsi la réponse privilégiée pour des structures faisant face à l’urgence. « Les intérimaires prennent la fonction de “soutien et renfort” d’équipes. Mais ils n’interviennent qu’en cas d’importants dysfonctionnements, notamment quand les établissements ne peuvent résoudre leurs besoins urgents en main-d’œuvre par la solution de remplacement interne », résume Charlène Charles, maîtresse de conférences en sociologie à l’université Paris Est – Créteil et spécialiste de l’intérim dans le travail social. « Jusque-là, nous étions encore “préservés” dans le secteur du handicap, mais ça commence à changer », souligne Géraldine Mehl, directrice de la maison d’accueil spécialisée (MAS) du Bas-Rhin de l’association Arsea. Certains de nos postes sont désormais absorbés quasi exclusivement par des intérimaires. Ponctuellement, il nous est même arrivé d’accepter des personnes non diplômées. »

Pour les directions d’établissements, la crise du Covid constituerait l’élément déclencheur de ce mouvement de fond. Les jeunes générations n’auraient plus envie d’accepter des horaires atypiques ou des rythmes fractionnés au détriment de leur vie de famille. « Leurs exigences de qualité de vie au travail ne sont plus les mêmes. Certains professionnels ont également une autre vision du métier : on a parfois des aides-soignants qui ne sont pas en adéquation avec l’idée que le soin prend beaucoup de place dans une journée », constate Géraldine Mehl. Mais la pandémie n’a-t-elle pas aussi révélé le malaise plus profond dont souffrent les travailleurs sociaux depuis des années ? « J’étais passionnée par ce que je faisais, mais mes conditions de travail se sont trop dégradées. J’ai mis du temps à partir, c’était une décision compliquée. Mais j’avais perdu la motivation profonde, et c’est difficile de continuer dans le travail social si on ne trouve plus de sens », explique Clothilde. Conseillère en économie sociale et familiale depuis dix ans, elle a passé cinq ans dans un CHRS (centre d’hébergement et de réinsertion sociale) auprès d’un public de sortants de prison. C’est finalement la fusion de sa structure avec une autre association qui l’a décidée à quitter son poste et à s’inscrire, quelques mois plus tard, dans une agence d’intérim. « Je ne savais pas si j’allais continuer à aimer ce métier et dans quel contexte je pouvais encore l’accepter. J’ai vu l’intérim comme une opportunité de rencontrer des professionnels et des structures différentes », raconte la trentenaire.

Deux profils types se distinguent chez les intérimaires, selon Charlène Charles : d’un côté, « des intervenants sociaux sous-qualifiés, recrutés comme faisant-fonction d’éducateurs et dont la moitié ne possèdent aucun diplôme » ; de l’autre, « des éducateurs aguerris, formés et diplômés, pour lesquels l’intérim représente une phase de transition ou de reconversion ». Pour la chercheuse, l’intérim peut représenter aussi « un moyen d’obtenir de meilleures conditions de travail et de prendre de la distance à l’égard d’un métier qui les épuise et envers lequel ils sont très critiques ». Clothilde appartient à la seconde catégorie : « Par ce choix, je me sentais protégée par le fait de n’avoir plus à me prendre la tête avec les déséquilibres institutionnels, les problèmes de management et les orientations liées aux pressions budgétaires. L’intérim pose ce postulat clair dès le départ : on est seulement de passage. »

Dans un secteur malmené où les revenus sont bas, la question du salaire compte également. « Il faut reconnaître que ça fait plaisir d’être enfin “bien” payé. C’est la première fois que j’ai pu dépasser 2 000 € net par mois en vivant à Paris », se réjouit la travailleuse sociale. Une rémunération plus élevée car précaire : l’indemnité de fin de contrat de travail temporaire rehausse de 10 % le salaire brut. Ce qui peut représenter, selon les fonctions, un gain non négligeable de 200 à 300 € mensuels. « Avec des salaires d’AES de 1 300 €, s’il faut, en plus, faire de la route et payer l’essence, je comprends que les professionnels démissionnent pour prendre des missions autour de chez eux. Individuellement je ne vais pas les blâmer, mais je ne peux pas les payer plus que ce que l’on me donne ! », regrette Julien Bernet.

Vecteur de déstabilisation

Reste que la spécificité du travail social repose sur une relation de confiance entre professionnels et publics, seul gage d’un soutien efficace. Alors que la construction de ce lien nécessite du temps, le recours à l’intérim casse les codes, au risque d’instituer une certaine précarité de l’accompagnement. « En étant des pourvoyeuses de flexibilité, les entreprises de travail temporaire viennent déstabiliser profondément le cadre temporel d’un secteur qui réclame une stabilisation de ses actions dans la durée », pointe Charlène Charles. Dans le cas des foyers en protection de l’enfance, la chercheuse parle d’interventions d’urgence, sur un mode quasi humanitaire : « Les intérimaires interviennent quand l’institution est en crise, pour des missions de proximité corporelle, de contention, de gardiennage. Ils ont peu accès aux réunions d’équipes et à l’élaboration du travail d’accompagnement. Cette situation crée une forme d’insécurité pour les enfants. » Avant d’accéder à d’autres fonctions, Pauline a exercé dans un foyer de la protection judiciaire de la jeunesse de l’agglomération lyonnaise accueillant des adolescents âgés de 15 à 18 ans : « Sur six éducateurs, trois étaient en CDI et trois en intérim. Ce qui ne signifie pas que les intérimaires sont moins compétents que les titulaires. Seulement, même s’ils sont bons, ils ne restent pas longtemps. Pour un public qui souffre déjà de syndrome d’abandon, il vaudrait mieux éviter le turn-over. » Mais quand plus aucun éducateur spécialisé n’accepte de venir, le premier qui se présente est le bienvenu. « On a même reçu le CV d’un directeur de casino ! Au début, les structures disent “non”, puis finissent par accepter, faute de mieux », précise la travailleuse sociale.

Les craintes sont identiques dans les secteurs du handicap et du grand âge. « Vous imaginez ce que cela signifie de devoir se déshabiller tous les jours devant quelqu’un qu’on ne connaît pas ? De se faire toucher, laver, certains jours par un homme, le lendemain par une femme, parfois jeunes, parfois vieux ? Au bout du compte, on crée du surhandicap : des pathologies apparaissent, des résidents développent des escarres », déplore amèrement le directeur d’Hapogys. Et d’ajouter : « Pour parler comme un vieil éducateur, comment faire institution avec du personnel qui change tous les jours ? » De fait, comment mettre en œuvre des projets et des dynamiques collectives ?

Un système pervers

Pire : plus les contraintes sont nombreuses et le public compliqué, plus le recrutement d’intérimaires s’avère difficile. « Régulièrement, nous avons des intérimaires qui refusent de travailler dans tel pavillon ou auprès de tel public car ils savent qu’ils peuvent se le permettre. C’est un renversement total du rapport de force, abonde Géraldine Mehl. Or c’est justement dans les établissements qui accueillent les populations les plus vulnérables qu’on aurait besoin de plus de régularité, tant sur les actes de soins que sur ceux à visée éducative. » Si l’intérim peut constituer une solution d’appoint, le système est vicié, pour ne pas dire vicieux : une structure en difficulté voit ses titulaires partir, remplacés par des cohortes d’intérimaires dont le turn-over ne fait qu’aggraver l’instabilité et engendrer de nouveaux départs.

Pour les titulaires en poste, cette précarisation à l’œuvre est un nouveau coup de massue sur la tête. « C’est parfois difficile à accepter quand tu luttes dans ta structure et que tu vois les intérimaires passer. Je ne juge pas car on est tous dans une forme de précarité, et c’est une façon de sauver sa peau. Le problème, à mon sens, c’est que l’intérim empêche les gens de se mobiliser et de s’investir collectivement. Pour moi, l’intérim traduit ce qu’on attend du travail social aujourd’hui, c’est-à-dire qu’il soit efficace et court-termiste », prévient Sophie Souvignet, ex–intervenante sociale en centre d’hébergement d’urgence à Paris, actuellement en recherche d’emploi à Marseille.

Orchestré par des organismes privés, le recours à l’intérim est une tendance qui coûte cher. A l’instar de la pratique de certains médecins urgentistes, dont les gardes de 24 heures peuvent atteindre la somme pharaonique de 5 000 €, les acteurs du médico-social commencent à parler d’une forme de « mercenariat ». « Des professionnels ou des agences d’intérim savent très bien qu’on a le couteau sous la gorge et qu’on paiera ce qu’ils demandent », lâche Géraldine Mehl. Dans la protection de l’enfance et la protection judiciaire de la jeunesse, les structures habilitées reportent ces dépenses de financement sur le prix de journée, financé par les collectivités territoriales. En cas de déficit et de rattrapage budgétaire, ce sont ces dernières qui remboursent… Avec l’argent public.

La pénurie en chiffres

• D’après une enquête menée en septembre 2022 par la Fnadepa (Fédération nationale des associations de directeurs d’établissements et services pour personnes âgées), 89 % des directeurs d’établissements font actuellement face à un manque de personnel et 46 % des Ehpad, résidences autonomie et services à domicile fonctionnent en mode dégradé.

• Selon Nexem, principale organisation d’employeurs associatifs, le salaire net moyen dans le secteur social et médico-social est inférieur de 25 % au salaire net moyen français.

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