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Je la reconnais. Elle était encore dans mon bureau il y a quelques mois. Je me souviens de son histoire : un mari dépensier, qui ne vivait que grâce à l’argent qu’il soutirait à sa femme, à sa mère, à tout le monde. Elle, son épouse, n’en pouvait plus justement. Elle travaillait, son salaire alimentait largement le compte joint, mais tout était absorbé par son flambeur de conjoint.

Elle n’en pouvait plus des dettes cachées, des mensonges éhontés et des crédits sans cesse renouvelés. Un premier crédit, puis un deuxième, un troisième pour racheter les deux premiers… Alors elle était venue me voir, une pile de courrier à la main, des enveloppes qu’elle n’avait pas osé ouvrir. Des factures, des menaces, des relances…

Nous avions parlé longuement. De sa vie, de son mari, de ses enfants… Et puis de son boulot d’infirmière en psychiatrie, les horaires à dormir debout, ou à ne plus dormir, les sous-effectifs, et cette lassitude qui la prenait parfois.

Elle me disait : « Ce sont toujours les mêmes qui sont là, vous devez connaître ça, vous aussi. Les mêmes têtes qui reviennent encore et toujours. On a l’impression qu’ils n’y arriveront jamais. Ils viennent, ils vont un peu mieux, ils partent, ils vont moins bien, ils reviennent, ils repartent… Au bout d’un moment, on ne sait plus quoi faire, on a l’impression d’avoir tout essayé. Alors on a juste envie de les secouer, de leur dire que c’est quand même pas si compliqué. Mais on le sait pourtant, que si, c’est compliqué, que la vie ne fait pas de cadeau. »

J’avais acquiescé poliment, sans m’épancher. Oui, je la comprenais, parce que je ressentais la même chose. Ils me fatiguaient ces bénéficiaires que je suivais depuis si longtemps déjà, trop longtemps peut-être. Je les avais assez vus, assez entendus, et pourtant ils revenaient sans cesse. Pour une nouvelle question, un nouveau problème, une nouvelle demande… Ça ne s’arrêterait donc jamais ?

Nous avions ouvert les enveloppes ensemble, fait quelques courriers, réglé les urgences et programmé l’essentiel. Et elle était repartie, elle dans sa vie, moi dans la mienne, discrètement liées par une connivence qui ne disait pas son nom : celle de l’épuisement professionnel.

Je la reconnais. Dans mon bureau, elle se tenait recroquevillée sur sa chaise, sa voix vacillait et les mains qui me tendaient la pile de courrier tremblaient malgré elles. Elle me livrait sa vie et ses envies perdues : désamour, surendettement et burn-out.

Aujourd’hui, c’est moi qui me courbe, qui vacille et qui tremble, je lui confie mon histoire : rupture, dépression, gouffre sans fond. Elle m’a reconnue. Elle se tient juste devant moi, droite et sereine, soignante et soignée, parce que la vie c’est comme ça. Un jour c’est elle, un jour c’est moi.

Soignante et soignée qui se connaissent bien, trop bien, maintenant liées par une autre connivence, celle du secret professionnel.

La minute de Flo

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