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L’impératif : réduire les inégalités sociales

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Si les personnes précaires sont en moyenne les moins contributrices aux dérèglements climatiques, elles sont aussi les plus exposées à ses conséquences. Pour éviter de creuser davantage les inégalités, le travail social doit penser la transition avec ses usagers.

« Les élites parlent de fin du monde quand nous, on parle de fin du mois. » Attribuée en novembre 2018 à un manifestant, en pleine crise des « gilets jaunes », la formule cristallisait de manière fracassante la contradiction – apparente – entre les questions sociale et écologique. « Mariage impossible ? », interrogeait, faussement naïf, Union sociale, le magazine de l’Uniopss, dans son numéro de janvier 2019. Osons l’évidence : s’il s’agit de demander à un sans-abri dépourvu des moyens élémentaires de subsistance de se nourrir de légumes bio et locaux, la réponse confine à l’absurde. « On ne peut pas demander aux plus fragiles d’incarner l’exemplarité, tranche Joris Le Gall, président de l’Association nationale des assistants de service social (Anas). Oui, les pauvres, à qui l’on renvoie sans cesse l’idée qu’ils sont en décalage avec le reste de la population, ont le droit de prendre l’avion. » Ils en sont d’autant plus légitimes qu’ils ont, au niveau mondial comme au niveau national, le plus faible impact sur la planète. « En France, précise le dernier rapport des antennes hexagonales d’Oxfam et de Greenpeace, l’empreinte carbone moyenne d’un individu appartenant au 1 % les plus riches est 13 fois plus importante que celle des 50 % les plus pauvres, en raison du mode de vie »(1).

Chez les personnes en situation de précarité, la sobriété n’est souvent ni heureuse, ni choisie. Elle est subie. Comme sont subies – et le seront encore davantage à l’avenir – les conséquences des dérèglements climatiques. Les plus précaires, on le sait, sont les plus vulnérables aux températures extrêmes, à la raréfaction des ressources naturelles, aux inondations et autres catastrophes climatiques. A tel point que le Conseil des droits de l’homme des Nations unies évoquait en 2018 le risque d’un « apartheid climatique », ruinant les efforts des cinquante dernières années en matière de réduction de la pauvreté. Plus vulnérables, les pauvres le sont aussi face aux politiques publiques environnementales. Dernier exemple en date : l’instauration d’ici à 2025 de zones à faibles émissions dans les agglomérations de plus de 150 000 habitants, privant de circulation les véhicules les plus anciens, et donc les conducteurs les plus modestes.

Justice environnementale

Moins responsables, plus exposés… On le comprend aisément, sermonner les plus pauvres, parfois accusés d’une faible conscience écologique, relèverait non seulement de l’absurde mais surtout de l’indécence. Le travail social s’en est, à raison, toujours gardé. Au point de laisser parfois les considérations écologiques à distance des pratiques professionnelles. L’une des explications réside dans ses fondements théoriques. S’inscrivant dans la droite ligne d’une philosophie humaniste occidentale, le travail social a placé l’homme et son épanouissement au cœur de son action, de ses revendications et de ses finalités. Négligeant l’idée aujourd’hui admise selon laquelle l’homme n’est nullement au-dessus de la nature. Il est au centre. « Nous ne défendons pas la nature. Nous sommes la nature qui se défend », comme le disent les activistes écologiques. Le travail social, comme tous les pans de la société, ne peut plus ignorer les interdépendances entre l’homme et l’environnement. Pis, si les pauvres sont les plus exposés aux dérèglements climatiques, il a un rôle à jouer pour ne pas creuser les inégalités. « Le travail social peut et doit affirmer qu’il n’y aura pas de justice sociale sans justice environnementale, estime Joris Le Gall. Cette question devra être au cœur des politiques publiques de demain. »

Très allante sur ces questions, l’association ATD quart monde défend l’idée de penser les bouleversements environnementaux avec les plus précaires. Elle a créé en 2018 le réseau Wresinski (du nom de son fondateur) « Ecologie et grande pauvreté », qui rassemble près de 500 membres. « Nous avons lancé en son sein un laboratoire d’idées qui réunit tous les deux mois une quinzaine de personnes ayant connu la grande précarité, explique Céline Vercelloni, responsable du réseau. Nous organisons des moments de formation, en réalisant ensemble notre bilan carbone. On réfléchit à de nouvelles formes d’action sur la problématique des inégalités environnementales : comment recréer des lieux de rencontre entre pauvres et riches pour faire prendre conscience à ces derniers de leur impact climatique… »

Stimuler la participation

En mars dernier, Céline Vercelloni et ses deux co-auteurs Mathilde Boissier et Jean-Christophe Sarrot publiaient Reconstruire ensemble ce monde abîmé. Appel pour une écologie qui ne laisse personne de côté(2). Dans cet ouvrage, ils soulignaient combien l’exclusion sociale fait obstacle à l’engagement. Les raisons en sont multiples : « insécurité matérielle, stigmatisation, inégalité d’accès à l’information, à la parole publique, aux leviers d’action juridiques et politiques… » Pour autant, les plus précaires ne sont pas moins sensibles que d’autres milieux aux considérations environnementales. Comme en témoignent les membres du laboratoire d’idées, qui ont réfléchi après la pandémie de 2020 à ce qui était essentiel dans leurs vies. « Les réponses ont été variées : l’avenir des enfants, le lien avec la nature, mais aussi les livres et la culture, soulignent les auteurs. Cela remet profondément en question la théorie dite de la pyramide de Maslow, qui distingue des besoins qui seraient primaires (se nourrir, avoir un toit…) de besoins qui seraient secondaires (estime de soi et reconnaissance par les autres…) Le désir d’agir pour l’écologie peut être une préoccupation très importante, capable de redonner un sens à leurs vies et l’énergie de participer à des combats collectifs. » Combats qui prennent nécessairement une dimension politique, selon ATD quart monde. « De la même manière que nous avons tendance à rendre l’individu responsable de sa précarité, la politique des petits gestes individuels masque la responsabilité de la société », estime Céline Vercelloni.

Dépasser les contraintes individuelles passe par la nécessité d’agir ensemble, de faire lien avec les autres et avec son territoire. « Le lien social est une force pour regagner du pouvoir d’agir. (…) Il permet le partage, un geste écologique essentiel. Il facilite les échanges, le don, le réemploi, le recyclage, etc. (…) Il permet de construire un imaginaire commun capable d’orienter et de soutenir nos actions, où l’humain et la nature ne seraient plus au service de la maximisation des profits à court terme », poursuivent les auteurs de l’essai, qui suggèrent d’aller « dans les quartiers populaires échanger sur l’écologie », de soutenir « des personnes en grande précarité pour qu’elles rejoignent des mobilisations climat », de penser avec elles « des tiers-lieux écologiques, des ateliers low-tech, des actions de plaidoyer, des universités populaires écologiques… ».

Entendre la parole des usagers est l’un des enjeux majeurs des établissements, qui commencent à intégrer la problématique environnementale dans leurs instances de participation. « Si une partie des actions environnementales concerne des éléments techniques et structurels complexes (isolation thermique, par exemple), une autre partie concerne des pratiques et gestes du quotidien dont il serait malvenu d’envisager l’évolution sans y intégrer les premiers concernés », résumait en avril pour les ASH Claire Hugenschmitt, membre du conseil d’administration du Gepso (Groupe national des établissements publics sociaux et médico-sociaux)(3). La thématique a ceci d’intéressant, poursuit-elle, qu’elle « gomme les frontières entre professionnels et usagers tant qu’ils sont tous positionnés comme potentiels écocitoyens ».

Levier d’émancipation

Plus qu’une contrainte, l’écologie constitue une opportunité pour le travail social. « Elle peut être un atout dans la relation d’aide, une porte d’entrée pour découvrir l’autre, tout autant qu’un levier d’émancipation pour les personnes les plus démunies, défend Anne Hostalier, directrice de l’Ecole régionale du travail social (ERTS-Ardeqaf). A ce titre, on doit, en tant qu’organisme de formation, aller plus loin dans l’identification et la formalisation des bonnes pratiques. Comment rendre plus autonomes et citoyennes les personnes à travers la prise en compte des questions environnementales ? Quelles nouvelles compétences doit développer un travailleur social pour gérer une crise, s’approprier des projets écologiques et les co-construire avec les personnes ? »

Les supports de médiation éducative ou thérapeutique constituent le moyen le plus concret de lier écologie et travail social. L’insertion par l’activité économique l’a intégré depuis longtemps. A l’image, par exemple, du réseau des Jardins de Cocagne, qui favorise l’insertion des personnes éloignées de l’emploi autour du maraîchage biologique et de la vente de paniers en circuits courts. ATD quart monde souligne combien les emplois créés grâce à la démarche « Territoire zéro chômeur de longue durée » (TZCLD), qui a vu naître plus de 130 programmes depuis 2016, s’inscrivent le plus souvent dans un cadre durable et écologique.

De manière générale, tous les secteurs ont la capacité d’imaginer des projets à la fois respectueux de l’environnement et créateurs de liens. Des projets impliquant dans une dynamique commune les salariés et les usagers, voire les habitants du territoire. Des projets ouverts sur la cité grâce à des partenariats renouvelés favorisant l’inclusion. Un exemple ? A Nancy, l’Ehpad Simon-Bénichou, auquel le consultant en transition écologique Dominique Grandgeorge consacre une monographie dans son ouvrage L’écologisation du travail social (voir page 14), a installé, parmi quantités d’actions écoresponsables, un poulailler. Au-delà de l’objectif de réduction des déchets alimentaires, l’initiative suscite depuis 2015 l’intérêt des salariés comme des résidents et des enfants des écoles environnantes. Simple et intergénérationnel…

De toute évidence, la transition du secteur ne se satisfera pas d’une réponse technologique aux maux de la planète. L’isolation des bâtiments, les plans de mobilité ou de gestion des déchets ont une utilité et une efficacité certaine. Mais c’est en impliquant toutes les parties prenantes, en premier lieu les usagers, en repensant ses pratiques à l’aune d’une écologie globale, que le travail social poursuivra sa vocation émancipatrice. Un chantier de longue haleine. Pour une vision à long terme…

Un Pacte écologique et social inédit

L’initiative est née en 2019. Conscients de « l’urgence sociale et écologique », une vingtaine d’associations – l’Uniopss, France Terre d’asile, la Fondation Abbé Pierre mais aussi le Réseau action climat ou France nature environnement – se sont rassemblées autour d’un « Pacte du pouvoir de vivre ». Une résolution commune qui marque une volonté de ne pas dissocier les luttes sociales et écologiques. Dans une première mouture du Pacte, quelque 66 propositions sont formulées. Il y est notamment question de « réconcilier transition écologique et justice sociale ». Avec l’idée par exemple d’évaluer l’impact de toute nouvelle loi sur les 10 % les plus pauvres de la population. Trois ans plus tard, le Pacte a essaimé. Actualisé à 90 propositions, il compte désormais une soixantaine d’adhérents.

L’enjeu capital de la formation

Quels que soient les secteurs, la transition commence par la formation des futurs professionnels. « Nous avons une obligation d’acculturation et de sensibilisation aux questions écologiques », estime Anne Hostalier, directrice de l’Ecole régionale du travail social (ERTS) en Centre-Val de Loire. Cela passe d’abord par les intervenants. Tous ont été formés à la Fresque du climat, un jeu conçu par l’association The Shift Project. Et, au-delà, le sujet infuse les différents cursus de formation. D’abord à travers des conférences. Ensuite, via des séquences pédagogiques comme les ateliers de médiation socio-éducative. « On propose de découvrir des techniques d’ordre culturel, sportif, ludique et désormais écologiques, autour du recyclage, de la permaculture ou des usages du bois », explique Anne Hostalier. Autre séquence : les projets collectifs. Des étudiants, par exemple, ont mené une action de sensibilisation à l’environnement dans des instituts médico-éducatifs (IME). Ils ont à la fois construit la démarche, mis en place un planning, un budget et une évaluation du projet. A la demande du conseil régional, l’ERTS a aussi travaillé avec Graines au centre, réseau pour l’éducation à l’environnement, afin de mobiliser les stagiaires et de projeter de bonnes pratiques. « Il nous semble essentiel d’aller plus loin aujourd’hui, explique Anne Hostalier, en apportant plus de théorie, pour que les étudiants prennent en compte l’environnement dans leurs pratiques de demain. »

Notes

(1) « Les milliardaires français font flamber la planète et l’Etat regarde ailleurs » – Rapport d’Oxfam France et Greenpeace France (fév. 2022).

(2) Reconstruire ensemble ce monde abîmé. Appel pour une écologie qui ne laisse personne de côté – M. Boissier, J.-C. Sarrot et C. Vercelloni (éd. Quart Monde, 2022).

(3) « L’écologie à l’heure du pouvoir d’agir » – Claire Hugenschmitt – Hors-série ASH n° 16 (avril 2022).

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