Lapoutroie, commune d’à peine 2 000 âmes nichée au cœur du parc naturel des Ballons des Vosges. Une carte postale de verdure, échelonnée sur près de mille mètres de dénivelé, avec ses reliefs ondoyants pour horizon. Disons-le d’emblée : Le Champ de la croix, du nom du lieu-dit où l’association s’est installée en 1968, dispose d’atouts naturels dont peu de structures sociales et médico-sociales, notamment en milieu urbain, peuvent se targuer. Encore fallait-il s’en emparer.
Née à l’initiative de familles d’accueil de jeunes en situation de handicap, l’association n’a cessé de penser la place de ses résidents dans leur environnement, faisant de l’écologie un support de médiation éducatif. L’établissement, qui compte deux instituts médico-éducatifs (IME) et deux instituts médico-professionnels (IMPro), accueille 58 résidents âgés de 6 à 25 ans. Des jeunes aux problématiques variées, porteurs de déficience intellectuelle, souffrant de troubles du spectre autistique ou du comportement. De l’énergie à l’alimentation, tout est produit et transformé, tant que possible, par les résidents. Ou, du moins, avec eux. Dans le respect de l’environnement.
Exemple à Surcenord, l’un des deux sites de l’établissement, perché à 1 000 mètres d’altitude. Outre trois maisons d’habitation et un manège à chevaux qui permet à l’association de proposer des ateliers d’équithérapie, le site compte une ferme. Après avoir produit depuis les années 1970 du fromage – du munster, entre autres –, elle a réorienté son activité vers l’élevage de vaches allaitantes. Sur une centaine d’hectares, pâture un troupeau de race vosgienne (80 têtes) voué à la production de viande biologique. « On participe avec l’organisme de sélection à la défense et à la renaissance de la race », se félicite le directeur du Champ de la croix, Stéphane Besson. Avec une petite fierté : il y a cinq ans, l’une des vaches et son veau ont remporté un premier prix au Salon de l’agriculture de Paris. Gérée par des exploitants agricoles, la ferme est aujourd’hui constituée en entreprise filiale de l’association. Elle lui facture des ateliers pédagogiques, lors desquels elle accueille les jeunes de l’établissement. Et elle lui vend une partie de sa viande, que les résidents mangeront, voire cuisineront. « Nous sommes l’un des seuls établissements de France où l’on peut manger du rumsteak bio à des prix défiant toute concurrence », défend Stéphane Besson.
Partenaire du parc naturel régional des Ballons des Vosges, l’entreprise travaille à l’entretien des paysages, notamment des tourbières, en zone Natura 2000. Une activité de préservation de la biodiversité doublée d’un enjeu énergétique : « On ouvre les parcs en abattant des arbres qu’on broie sur place. Chaque année, nous produisons ainsi près de 80 tonnes de bois qui vont chauffer les trois maisons d’habitations du site », explique Stéphane Besson. Selon lui, Surcenord a été pionnier en étant l’un des premiers d’Alsace à s’équiper d’une chaudière à bois déchiqueté. « On dispose d’une énergie renouvelable et locale, pour un coût plus modique, même si cela nécessite des efforts importants de maintenance. » Et un investissement initial conséquent : la ferme vient de dépenser 80 000 € pour remplacer la chaudière historique, vieille de qunze ans. Si une chaudière à fioul permet de parer à d’éventuelles pannes, les bâtiments – des fermes vosgiennes avec de larges murs en pierre – assurent une inertie thermique qui met les résidents à l’abri des grands froids et des canicules.
Sur le site des Allagouttes, qui compte deux IME et un IMPro, les jardins potagers et le verger sont cultivés en permaculture ou en biodynamie par les jeunes, accompagnés d’éducateurs techniques. Comme pour la viande, la production est valorisée dans la cuisine pédagogique accessible aux résidents, qui peuvent préparer les repas lors d’ateliers. « La production représente à peine 10 % de nos besoins et nous n’avons pas d’objectifs de rentabilité. Le jardinage constitue d’abord une médiation éducative qui apporte du sens, et permet de vivre en lien avec les saisons », explique le directeur. Le soin des animaux, la production de pain cuit au feu de bois sont, selon lui, autant de pratiques non pas occupationnelles, mais liées à l’existence. « Une personne s’inscrit dans l’histoire de l’humanité par sa participation à ces activités ataviques, qui sont le cadre de la préprofessionnalisation. »
Les pratiques de l’établissement s’inspirent de la « pédagogie curative ». Développée au début du XXe siècle par le philosophe Rudolf Steiner (1861-1925), celle-ci favorise l’expérimentation et l’observation en cherchant à équilibrer la faculté de penser, de ressentir et d’agir. « C’est en faisant que l’on comprend. Et en retrouvant le sens des choses. La pédagogie curative s’inscrit dans le rythme des saisons et dans une ritualisation des temps quotidiens (un chant, par exemple, pour marquer le début et la fin d’une activité collective) et annuels (les fêtes cardinales qui ponctuent les solstices et les équinoxes), détaille le directeur. S’inscrire dans la saisonnalité, dans un temps circulaire et non linéaire, est souvent rassurant, notamment pour des personnes qui ont une lecture du temps angoissante. » Parce que l’art est au cœur de la pédagogie curative, le site des Allagouttes possède sa propre salle de spectacles. « Les médiations artistiques sont des vecteurs de l’inclusion, appuie Stéphane Besson. On a ainsi joué une pièce de théâtre montée avec le collège d’Orbey, la commune voisine. Et on veille à réaliser des allers-retours réguliers entre l’établissement et la cité. »
Malgré ses singularités, le Champ de la croix tient à ne pas s’enfermer dans une vision restrictive de l’anthroposophie, le mouvement de Rudolf Steiner, parfois accusé d’ésotérisme. « Nous n’en portons pas l’étendard. Nous nous inscrivons seulement dans cette impulsion, en promouvant un développement durable, une vie au plus près des saisons, des plantes, des animaux et des hommes. Avec une pédagogie de l’authenticité, en évitant tout “greenwashing”. » Ce qui n’empêche pas la structure de produire des déchets et de dépenser de l’essence pour ses sorties culturelles, comme le souligne – non sans humour – le directeur. « Nous inscrivons nos résidents dans des normes sociétales sans qu’ils soient otages d’aucune philosophie. Ils ont des téléphones, la wifi et participent de plein droit aux activités polluantes. »
Au fil des projets, trois autres associations sont nées sous l’impulsion du Champ de la croix. Sans avoir entre elles de liens juridiques, elles gèrent des foyers de vie pour adultes handicapés, un Esat ou encore une auberge. Une situation anachronique – Stéphane Besson en convient – à l’heure des fusions prônées par les agences régionales de santé (ARS), mais qui n’empêche pas les collaborations et relations commerciales. Les travailleurs handicapés de L’Atre de la vallée fournissent, depuis sa création, le bois de chauffage du site des Allagouttes. Un cercle, encore une fois, vertueux.
« C’est en faisant qu’on comprend » : l’adage s’applique également aux professionnels, qui ne s’improvisent pas jardiniers ou boulangers du jour au lendemain. Ils nourrissent au fil de l’eau leurs pratiques. Souvent avec un engagement au-delà de leurs fonctions. Et les médiations ont la vertu de créer de la cohésion. « Jardiner ensemble, essuyer un orage, aller chercher une bête isolée, monter sur scène avec les résidents, partager leur trac, énumère Stéphane Besson, sont autant de moments qui transcendent la relation éduqué-éduquant. » Et redonnent du sens au métier. Si Le Champ de la croix, éloigné des pôles urbains, n’est pas épargné par les difficultés de recrutement, l’association capitalise sur ses valeurs pour tirer son épingle du jeu. « Pour certains, nous restons le petit village gaulois, sourit Stéphane Besson. Nos légumes sont notre potion magique. »