Recevoir la newsletter

La protection de l’enfance ébranlée

Article réservé aux abonnés

Particulièrement fragilisés par leur parcours familial, les jeunes confiés à l’aide sociale à l’enfance font partie des populations à risque suicidaire. Pourtant, la prise en compte de cette problématique reste aléatoire, même si des formations spécifiques pour les professionnels commenceront à se mettre en place en 2023.

« Quand il y a un suicide dans une institution, c’est un cataclysme. La crainte dans les équipes est alors que l’on cherche des coupables. Le temps de cette désorganisation peut durer très longtemps », déplore le pédopsychiatre Eric Boularan, formateur national en prévention du risque suicidaire, exerçant dans un foyer de la protection de l’enfance. En 2021, un rapport de la Haute autorité de santé (HAS), classait les jeunes confiés à l’aide sociale à l’enfance (ASE) parmi les « groupes à risque » de suicide aux côtés des populations LGBT, des jeunes en errance et incarcérés. Ces conclusions s’appuient sur une méta-analyse comparant la prévalence des comportements suicidaires entre les jeunes placés en institution et les non-placés. Les premiers ont deux fois plus d’idées suicidaires que les autres jeunes et trois fois plus de risques de passer à l’acte. En cause, des facteurs cumulés, qui « augmentent la probabilité que ces jeunes soient en souffrance psychique et pensent potentiellement à mettre fin à leur jour », souligne le pédopsychiatre. « Les pertes précoces, les évènements de vie catastrophiques, l’inceste, les violences sexuelles, les maltraitances, les familles dysfonctionnelles avec parfois des maladies psychiatriques en leur sein, le grand nombre d’incohérences éducatives, le chaos familial… », figurent, selon lui, parmi les facteurs de risque.

Des professionnels démunis

Malgré ce constat alarmant, peu d’informations semblent encore disponibles pour évaluer l’ampleur du phénomène en protection de l’enfance. Le Nord est l’un des premiers départements à se pencher sur la question, alerté au début de la crise sanitaire par des « remontées de terrain ». « L’ASE a été confrontée à des suicides ou à des tentatives de suicide à la fin de l’année 2020 qui ont beaucoup ébranlé les professionnels et les enfants accompagnés », explique le responsable de l’Observatoire départemental de la protection de l’enfance, Grégory Dubois. D’après les chiffres recueillis auprès des 180 établissements hébergeant quelque 5 000 enfants placés, le nombre de jeunes – déclarés – ayant présenté un geste suicidaire « avec une dangerosité assez élevée » croit légèrement. Ils étaient 38 en septembre 2022 alors que l’année n’était pas écoulée, contre 42 en 2021. A chaque fois, majoritairement des filles. « Certains professionnels touchés par un suicide ou une tentative de suicide nous ont confié s’être sentis insuffisamment accompagnés, avec une mobilisation forte dans les premiers temps qui s’étiolait au fil des semaines et des mois », raconte Grégory Dubois. Parmi les doléances, un manque de préparation et d’anticipation. « Nous avons constaté que peu d’institutions sont dotées de réels protocoles en matière de suicide. L’accompagnement doit être pensé à court, moyen et long terme », ajoute-t-il. Une observation partagée par Eric Boularan : « Dans les foyers, on est souvent très démuni au moment où cela arrive. On agit comme on peut, du mieux qu’on peut, mais parfois pas nécessairement comme on devrait le faire. »

Vers Un meilleur repérage

Philippe Petry est intervenant en analyse des pratiques. Au fil des années, ce docteur en psychologie a accompagné plusieurs structures de l’ASE bouleversées par des tentatives de suicide ou des suicides ayant abouti. A ce titre, il a été témoin des nombreuses interrogations des équipes. Parler du suicide mais comment et à qui ? Auprès des jeunes les plus vulnérables, des professionnels, des familles ? Que faire face aux rumeurs ?… Une chose est sûre, selon lui, si un éducateur s’empare du sujet, il doit être réellement entouré : « Il faut qu’il en discute en équipe, avec le chef de service et le psychologue. Le rôle de l’éducateur est d’accompagner le jeune vers des personnes qui vont pouvoir nouer un dialogue. » Une prise en charge « collective » est essentielle en parallèle de la mise en place d’un accompagnement individuel. « La vie en groupe pour les jeunes, c’est aussi retrouver des repères auprès de leurs pairs. Il ne faut pas négliger cet aspect-là. L’institution ne doit pas se contenter de proposer une cellule d’écoute, il faut qu’elle puisse parler clairement aux éducateurs et aux jeunes, précise le spécialiste. Les rituels collectifs comptent aussi après un suicide, comme la préparation d’un gateau, la lecture de textes que le jeune aimait bien,, la plantation d’un arbre à sa mémoire… »

Premier enjeu : prévoir des dispositifs de repérage pour tenter de prévenir les suicides, pour un certain nombre « évitables », selon différents intervenants. Là encore, beaucoup reste à faire pour affronter une problématique parfois méconnue et plombée par de nombreuses idées reçues. Car le sujet vient bousculer les professionnels de première ligne, forcés de penser à l’impensable : la mort des adolescents qui leur sont confiés. Le psychologue clinicien Jérôme Chantriaux, formateur depuis plusieurs années d’infirmiers scolaires, de médecins et de travailleurs sociaux à la Maison des adolescents du Calvados, témoigne de la difficulté de certains à se positionner face aux jeunes en souffrance. « Même quand les personnes sont conscientes de la bonne façon d’y répondre, mises en situation, elles tournent autour du pot, n’osent pas en parler directement… Nous voyons même régulièrement des professionnels un peu choqués par la possibilité d’évoquer clairement la mort avec l’adolescent. Pourtant, être confronté à un adulte qui n’a pas peur d’employer le mot “suicide” peut être libérateur pour le jeune », estime-t-il. L’idée est de « déplacer les limites », selon l’éducateur spécialisé Jérôme Ropert, son « binôme » dans les formations : « Il y a un réel travail à réaliser en amont pour accueillir la parole du jeune. Les adolescents choisissent toujours à qui ils se confient. Cela ne veut pas dire que le professionnel sera en capacité de recevoir cette parole comme telle immédiatement. Mais il doit être davantage sécurisé pour dépasser ses craintes face à un jeune qui pense à se tuer régulièrement. »

En toile de fond, l’ambition des deux formateurs est aussi que moins d’adolescents soient adressés aux urgences. Des passages qui peuvent s’avérer contre-productifs dans un environnement où les capacités d’accueil en pédopsychiatrie sont plus que jamais limitées. « Nous ne pouvons pas tout attendre de la psychiatrie, prévient Jérôme Ropert. L’hospitalisation permet de désamorcer la crise mais, en aucun cas, ne va proposer un suivi long faute de place. Aujourd’hui, les trois quarts du temps, les jeunes sont renvoyés. Or il n’y a rien de pire pour eux que de faire ces allers-retours avec la sensation que tout glisse. Avec une bonne évaluation, en cinq ans, nous n’avons pas dû adresser plus de deux ou trois jeunes aux urgences. »

Formation de « sentinelles »

Alors que depuis la crise sanitaire, les autorités sonnent l’alarme sur « l’augmentation des problématiques de santé mentale chez les adolescents » et qu’en mars 2022, un rapport de Santé publique France a pointé le niveau élevé des « passages aux urgences pour troubles de l’humeur, gestes et idées suicidaires », la direction générale de la santé (DGS) a étoffé ses directives en matière de formation en juillet dernier. L’objectif : structurer le repérage des personnes auprès de trois catégories de personnel sur le terrain, « l’intervenant de crise », « l’évaluateur » et « la sentinelle ». Les travailleurs sociaux sont particulièrement visés par ce dernier module qui s’adresse « à des citoyens ou des professionnels non cliniciens ». Dans le Nord, où la prévention du suicide est devenue l’un des axes prioritaires des politiques de protection de l’enfance, des formations de « sentinelles », financées par le département et à destination des agents du département, des professionnels du secteur associatif et de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), devraient voir le jour en 2023. Il s’agira de sessions « pratico-pratiques » d’une journée pour mieux appréhender les mécanismes de crise, le potentiel suicidaire et les facteurs de protection, dans le but de doter les professionnels d’une meilleure compréhension des signes et de leur « caractère de dangerosité ».

Pour autant, sur le terrain, certains s’interrogent déjà. Car, à l’heure actuelle, rien ne permet d’envisager le nombre de formations dispensées – et subventionnées – sur l’ensemble du territoire. Nul ne sait non plus si ces formations permettront de répondre aux difficultés de l’ASE dans l’accès aux soins, notoirement compliqué dans certaines régions. Cette stratégie s’articule, en effet, autour d’un fonctionnement en réseau où les « sentinelles » pourront « orienter et accompagner, si nécessaire, les personnes repérées vers les ressources appropriées ». Mais difficile d’oublier les conditions de travail très tendues dans le secteur, auxquelles s’ajoutent la pénurie de professionnels spécialisés à l’ASE (psychologues, infirmiers, pédopsychiatres…). Sans compter, la collaboration avec le secteur sanitaire qui fait « trop souvent défaut », comme l’a souligné la défenseure des droits dans un rapport de 2021 dédié à la santé mentale des enfants.

« Former des “sentinelles” est une bonne idée, à condition qu’il y ait un réseau derrière. Sinon ces personnes vont s’épuiser et se retrouver seules à gérer l’ingérable », prévient Eric Boularan qui en appelle à un maillage plus serré entre les acteurs éducatifs et ceux du soin. « L’essentiel est que les établissements puissent maintenir des contacts avec des dispositifs autour d’eux, des équipes mobiles en pédopsychiatrie, un CHU avec un service d’accueil », préconise Philippe Petry. Tout en restant perpétuellement sur le qui-vive. « Les personnels changent sans cesse, c’est un travail à recommencer en permanence », rappelle Jérôme Chantriaux. Un turn-over qui freine la prise en charge des jeunes en souffrance. « Le travail de l’éducateur n’est pas de croire que c’est fini une fois qu’il a orienté le jeune, il doit l’aider à poursuivre le soin, insiste Philippe Petry. Mais le problème tient souvent au fonctionnement même des équipes, avec des éducateurs qui se succèdent. Il faut tout le temps reconstruire un filet de soutien, pluriel, à plusieurs personnes. C’est difficile à mettre en place du fait de l’organisation des structures, des roulements d’éducateurs et des personnels non-formés. » La prévention du suicide en protection de l’enfance suppose des actions régulières et sur la durée. Le défi est de taille dans un secteur en crise, pour les professionnels mais surtout pour les jeunes dont le mal-être pourrait les amener à commettre l’irréparable en silence.

ASE : la grande muette

Consacré aux conséquences de la crise liée au Covid-19 sur les conduites suicidaires, le rapport de l’Observatoire national du suicide (ONS), publié en septembre dernier, montre une forte hausse du risque suicidaire chez les jeunes, en particulier chez les filles. Il met également en lumière les difficultés rencontrées par les chercheurs. « Beaucoup de soignants et de parents se sont opposés au recueil de la parole des jeunes par des tiers, au motif que les faire parler de leurs tentatives ou de leurs idées suicidaires risquait de raviver leurs souffrances. » De quoi expliquer aussi le manque d’informations concernant les jeunes confiés, encore plus complexes à obtenir. « Nous avons des données d’activité, sur les places disponibles, par exemple, mais les données qualitatives, sur le parcours des enfants, leur santé tant somatique que psychique, sont extrêmement déficitaires en protection de l’enfance, affirme Grégory Dubois. Il y a tout intérêt à opérer un grand travail en la matière en sensibilisant sur l’importance de ces connaissances pour mieux répondre aux besoins spécifiques des enfants confiés. »

L’intentionnalité suicidaire

Nathan, ex-éducateur dans un foyer d’accueil spécialisé pour jeunes filles de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme) connaît bien les questions liées à l’automutilation et à la scarification. « Dans presque 50 % des réunions d’équipe avec le psychologue, ce sujet était mis sur la table, se souvient-il. C’était rapidement contagieux, un mimétisme se mettait vite en place. » Selon les recommandations publiées par la HAS en 2021, ce phénomène pose surtout la question de l’intentionnalité suicidaire. Une problématique pas toujours simple à appréhender pour les professionnels, confrontés très régulièrement à ces gestes d’autodestruction. S’il est parfois difficile de faire la différence entre un appel au secours qui symbolise une aspiration à vivre et une vraie volonté de mourir, la HAS note néanmoins que les auto-mutilations non suicidaires ont « une prévalence bien plus importante que les tentatives de suicide ». Pour Philippe Petry, les formations spécifiques permettraient justement de mieux connaître ces gradations : « Le risque est double, que l’éducateur s’affole et étiquette trop vite un jeune qui se scarifie comme suicidaire ou à l’inverse, qu’il banalise la scarification en ne la prenant pas au sérieux. »

L’événement

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur