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« Un véritable sentiment de déclassement »

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Ancien éducateur spécialisé et ancien directeur de structures d’accueil, aujourd’hui ingénieur social, Benoît Perez intervient auprès des établissements en termes de stratégie sociale et économique, d’organisation du travail et d’analyse des pratiques.
Le contexte d’inflation est-il le fléau de trop pour les établissements médico-sociaux ?

Si les directions administratives et financières portent, bien entendu, un regard attentif sur la question de l’augmentation du coût de l’énergie, il ne s’agit pour elles que d’un énième problème à gérer. L’inflation et la hausse des fluides s’inscrivent dans un ensemble de difficultés préexistantes, déjà génératrices de stress et de dysfonctionnements depuis des années dans les établissements. Pour l’instant, les structures sont surtout dans le flou. Toutes se demandent : « Dans quelle mesure serons-nous protégées ? De quelles aides disposerons-nous ? Des prêts ou des subventions ? Quels en seront les montants ? Devrons-nous avancer de la trésorerie ? » Pour l’heure, il s’agit surtout de questions budgétaires. Mais personne n’isole cette problématique en particulier. Les directeurs de structures anticipent l’idée qu’il va falloir réaliser des montages techniques, mais ils se montrent assez confiants sur le fait qu’ils recevront des compensations. Ils voient la crise actuelle comme quelque chose qui se surajoute à une situation déjà structurellement fragile et incertaine. C’est ce cumul qui crée un système préoccupant.

Quelles sont les difficultés les plus aigües de cette crise multifactorielle ?

La question de l’attractivité est évidemment incontournable. Les problèmes de recrutement se posent surtout dans le manque de choix et de compétences. Les travailleurs sociaux sont non seulement trop peu nombreux à postuler, mais lorsqu’une personne se présente à un entretien, si elle n’a pas assez d’expérience ou si son état d’esprit est mal adapté à l’établissement, il n’y a souvent pas d’autre choix que de la recruter quand même. Ensuite, le deuxième point qui revient le plus dans cet agglomérat de dysfonctionnements, ce sont les incertitudes en termes de politiques publiques. Toutes les structures de ce secteur en tension craignent de ne pas être financées, se demandent quels appels d’offres seront développés et de quel volume financier elles disposeront. Les incertitudes stratégiques viennent se greffer aux questions de ressources humaines. L’inflation s’additionne à ce balancier entre incertitudes et fragilités, lui-même cumulé à des questions financières très techniques.

Les travailleurs sociaux sont-ils finalement les plus exposés ?

Depuis près de trois ans déjà, les signaux d’alerte sur la rémunération et les conditions de vie sont dans le rouge. J’observe, par exemple, de plus en plus de demandes d’acomptes – très tôt dans le mois – de la part des salariés. A tel point qu’un certain nombre de directions ont mis en place des systèmes quasi automatiques pour faire de la rémunération fractionnée. En revanche, le nombre grandissant d’éducateurs spécialisés, de conseillers en économie sociale et familiale ou d’accompagnants éducatifs et sociaux qui commencent à avoir un ressenti de « travailleurs pauvres », voilà qui est nouveau. Ils se retrouvent, un peu plus chaque jour, dans les situations des personnes qu’ils accompagnent. Eux aussi ont du mal à boucler leurs fins de mois et à payer leur loyer. Ils ont parfois des frayeurs comparables à celles des familles précarisées qu’ils rencontrent sur le terrain. Concernant la hausse du gaz et de l’électricité, ils sont nombreux à s’inquiéter pour leur budget. Ils se demandent s’ils vont tenir. Au fil de ces six derniers mois, j’ai assisté à un véritable sentiment de déclassement. L’autre jour, une éducatrice spécialisée m’a dit : « Les travailleurs pauvres parlent aux pauvres ».

Déjà traversés depuis longtemps par la question du sens et de leur engagement, les professionnels pensent-ils de plus en plus à se reconvertir ou à travailler autrement ?

Ces questions économiques rebattent les cartes. Je n’avais jamais vu ça avant, mais un grand nombre d’éducateurs pensent à devenir « free lance ». Par exemple, six éducateurs sur un total de 14 d’un centre éducatif fermé sont partis en l’espace de deux ans pour se mettre à leur compte ou faire de l’intérim. Un choix très clairement fait pour mieux gagner leur vie. La question centrale est celle du logement, surtout dans les métropoles. Avoir un boulot en CDI et un certain niveau d’études ne leur permet plus de se loger dans les centres-villes. Il s’agit d’un déclassement par le territoire. Beaucoup sont obligés de vivre en banlieue, loin de leur lieu de travail. A ce titre, le territoire de la Haute-Savoie est éloquent : des fermetures de places ont eu lieu en septembre 2021, pour la bonne raison qu’il n’y avait plus aucun éducateur spécialisé ou moniteur-éducateur, et notamment dans le champ du handicap. Les loyers sont tellement élevés dans le département que les travailleurs sociaux ne peuvent plus s’y loger.

Cette paupérisation touche-t-elle de manière égale tous les secteurs ?

Si la faiblesse de la rémunération concerne tous les champs du social, elle est ressentie plus vivement dans les secteurs où les professionnels sont confrontés à un panorama de situations qui leur permet une prise de conscience. Dans les secteurs de la protection de l’enfance ou de l’inclusion sociale, ils ressentent très fortement ce statut de travailleurs pauvres. La similitude des vécus produit un effet miroir. Ils ont l’œil sur les indicateurs économiques, sur les budgets des familles, savent ce qu’est un taux de pauvreté ou un revenu médian. Ils ont au quotidien les outils pour comparer. Ce sentiment est moindre dans le milieu du handicap, par exemple, qui mêle des profils sociaux et des trajectoires plus mixtes.

Ce contexte anxiogène peut-il être vecteur de résilience ? Les structures en profitent-elles pour se réinventer ?

Les seules situations qui connaissent une telle dynamique combinent une résilience organisationnelle – avec un management innovant, qui a su s’adapter – et une résilience territoriale plus large. Lorsque l’ensemble des acteurs d’une commune ou d’un département ont anticipé des problèmes climatiques, énergétiques, sociaux, économiques et politiques. Il faut une véritable conjugaison de cette capacité à se remettre en question, à la fois dans les structures médico-sociales et dans l’ensemble de l’écosystème. Lorsque c’est le cas, il n’y a quasiment pas d’absentéisme, très peu de tensions et une relative confiance dans l’avenir. Si les stratégies sont bien énoncées et que la confiance est rétablie, les effets sont notables sur le bien-vivre au travail. Les équipes sont alors sécurisées et vivifiées.

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