« Je veux changer de nom. » Il me dit ça comme ça, entre une tartine et un chocolat au lait, sans même lever les yeux de son bol. Il s’appelle Victor. « Victor comme victorieux », dit-il parfois en riant. Et pourtant, rarement un enfant n’a aussi mal porté son nom. Il faut dire qu’il n’est pas souvent vainqueur, ce petit. Scolarité difficile, contacts familiaux chaotiques et aucune relation amicale pérenne, Victor est l’archétype du gamin trimballé de famille en foyer et de foyer en famille, sans port ni attache autre que celle de l’équipe éducative qui l’accompagne.
Vainqueur en poisse, à la limite. Et pourtant, il l’aime son prénom ! Il le déclame avec fierté. Parce que Victor comme Victor Hugo, dont les vers résonnent si souvent sur ses lèvres. « Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne », murmure-t-il parfois en évoquant sa grande sœur disparue.
« Victor, c’est joli. Ton nom ne te plaît plus ? Pourquoi veux-tu en changer ? »
« Pas ce nom, l’autre », me répond-il d’un air de défi. L’autre, le nom de famille. Victor Pater. Victor comme vainqueur et Pater comme… père, évidemment. Le nom du père. Le nom de l’homme qui a commis l’innommable.
Décidément, cet enfant porte très mal son nom !
« Je ne veux plus porter son nom. Je ne veux pas que quelqu’un d’autre le porte. Et si un jour j’ai des enfants, je ne veux pas qu’ils le portent. Mon père ne mérite pas qu’on se souvienne de lui. Je veux que son nom disparaisse. Définitivement. »
Les mots sont durs, le ton est déterminé. Ce nom qui s’est transmis de père en fils et de mari en épouse, il veut l’effacer, le rayer de la carte. Il n’y aura pas de Pater après lui, ainsi en a-t-il décidé. « Ma sœur est enterrée avec ce nom. Elle porte pour toujours le nom de l’homme qui a causé sa mort. »
Justine Pater. Encore une qui portait mal son nom. Il n’y a pas eu de justice pour Justine, elle a mis fin à ses jours avant d’avoir pu porter plainte contre son père incestueux. Et maintenant, elle est enterrée avec le nom de son bourreau.
Seulement voilà, Victor est mineur. Pour changer de nom, il lui faut l’autorisation de ses parents. Sa mère, il en est certain, n’y serait pas opposée. Divorcée de l’homme qui leur a fait tant de mal, elle a très vite repris son nom de jeune fille. Mais son père…
Son père, lui, refusera, il en est sûr. Il l’entend déjà monter sur ses grands chevaux : « C’est encore ta mère qui t’a mis cette idée en tête ! Il est hors de question que tu changes de nom. Tu es mon fils et tu portes mon nom, point ! »
Perfide, persifleur et péremptoire, le père imparfait s’opposera au changement de patronyme.
« Si tu attends ta majorité, tu n’auras plus besoin de son autorisation pour faire cette démarche, et tu pourras prendre le nom de ta mère. » C’est la seule réponse que je peux lui apporter, et je sens bien qu’elle est loin de l’apaiser. Parce qu’en attendant, il devra porter ce nom, le nom du père bourreau, le Pater à mille lieues du bonus pater familias.
En attendant, il s’appelle Victor Pater et elle s’appelait Justine Pater, et ils portent le nom de leur bourreau. A la vie, à la mort.