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« On ne soigne personne contre son gré »

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Le sociologue et chercheur Christian Laval, qui travaille sur la question du contexte en santé mentale, souligne la fragilité de la frontière entre personnes « malades psychiques » et « bien portantes ».
Comment s’articule la question de la grande précarité et celle de la santé mentale ?

Depuis les années 1960-1970, la politique de la psychiatrie de secteur se heurte à des SDF qui arrivent plus ou moins volontairement aux portes des hôpitaux, mais sa problématique n’est pas de les réinsérer, sinon de déterminer qui fait le « camion-poubelles ». Quel est l’établissement hospitalier qui va prendre en charge ces personnes non sédentarisées quand elles décompensent ou qu’elles posent des problèmes de violences dans la rue ? Une nouvelle perspective s’est ouverte à partir de la fin des années 1990, avec le rapport « Strohl-Lazarus »(1), qui considère un certain nombre de troubles et de souffrances psychiques comme liés à des contextes dégradés. Nous sommes désormais sur une ligne de crète, où il devient impossible de séparer les gens « malades mentaux » des gens « bien portants ». C’est toute la question de la pseudo-normalité. Un certain nombre de psychiatres commencent également à observer, parmi leurs patients avec des expériences de rue, que certains présentent les mêmes symptômes, par exemple, que la schizophrénie. Ces troubles sont-ils liés à une maladie mentale préexistante ? Ou ces patients sont-ils réactifs à un contexte de vie très dure qui leur a fait perdre les pédales ?

C’est un peu l’histoire de l’œuf et de la poule ?

L’origine du trouble reste un peu mystérieuse et « indécidable ». Il y a des effets de contexte qui sont très importants et, en même temps, les neuro­sciences cherchent quand même à positionner la question de la maladie mentale de façon génétique. Mais si l’on veut mettre en place des politiques publiques, la question de la genèse du trouble ne doit pas éclipser celle de la recherche d’une solution. Quelle que soit la cause – physiologique, somatique, neurologique ou liée à une origine sociale –, la question principale est de savoir quels sont les dispositifs qui permettent aux gens de s’en sortir. C’est là que la politique du « Housing first » prend une certaine force, parce qu’elle ne s’intéresse pas tant au point de départ des troubles qu’à la manière dont on peut agir pour, éventuellement, sortir de cette trappe de la rue.

Pouvez-vous recontextualiser ce concept du « Housing first » ?

La principale origine est nord-américaine. Le concept a été imaginé par le psychologue clinicien Sam Tsemberis dans les années 1990. D’abord à New York, puis dans une quarantaine de villes des Etats-Unis, il s’agissait de réinsertion et de soins pour des personnes à la fois sans abri et ayant des problèmes de santé mentale(2). L’autre filiation est européenne, et singulièrement finlandaise. Sa philosophie est semblable : quel que soit l’état de la personne, il s’agit de lui offrir un logement et donc de fermer les CHRS [centres d’hébergement et de réinsertion sociale] ou de les reconfigurer afin que les gens soient chez eux, qu’ils aient une adresse. Ce dispositif a permis à la Finlande de réduire le sans-abrisme de 90 %, alors que partout ailleurs en Europe il n’a fait qu’augmenter. Mais cette seconde filiation ne s’intéresse pas vraiment à la santé mentale des populations concernées et n’a pas cette philosophie du rétablissement mis en place outre-Atlantique et repris dans le programme français « Un chez-soi d’abord ».

Un tel concept a-t-il entraîné une révolution philosophique dans le travail social ?

Oui, dans la mesure où l’on ne va plus attendre systématiquement que la personne aille bien pour intervenir. C’est le fameux jeu de l’Oie où un sans-abri se retrouve à l’hôpital psychiatrique, l’assistante sociale lui cherche un logement et, pendant ce temps-là, la personne décompense, et on revient à la case départ. On a compris, en France, que c’était un cercle vicieux dont il fallait sortir. C’est toute la question des déterminants sociaux de santé de considérer que soigner quelqu’un nécessite qu’il soit dans une situation sécure et suffisamment confortable pour qu’il puisse choisir. Parce qu’on ne soigne personne contre son gré. On sort du diagnostic biomédical pur qui faisait – statistiquement et froidement – le constat que, par exemple, 80 % des schizophrènes ne s’en sortiraient jamais. Grâce à la parole des pairs aidants, des usagers et des familles, on sait maintenant qu’un certain nombre de personnes y arrivent. Ce n’est pas le cas de tous, il ne faut pas réenchanter complètement le monde, mais il y a une dynamique, une philosophie des capabilités qui redonne une possibilité de choix. Petit à petit, la culture professionnelle s’approprie ce type de raisonnements.

Quels sont les freins pour généraliser vraiment ce paradigme ?

C’est un problème de politique sociale. Le « Chez-soi d’abord » est une vraie réussite : on a réinséré 90 % des 700 personnes qui étaient initialement dans le dispositif. Mais lorsque les personnes n’ont pas de problèmes de santé mentale, on se confronte à des problèmes de masse. Si on part du « Chez-soi d’abord » pour passer au « Logement d’abord », c’est beaucoup plus difficile parce qu’il faut dégager des possibilités de logement pour plusieurs millions de personnes. Il y a structurellement des données économiques et financières qui ralentissent le processus. D’autre part, reconnaître les vulnérabilités psychologiques et sociales d’un public de plus en plus large explose les frontières entre le normal et le pathologique, entre les exclus et les inclus. Cela revient à élargir le noyau dur des SDF à un ensemble de personnes se trouvant dans une situation de vulnérabilités. Elles peuvent parfois avoir un logement temporaire, habiter chez des amis ou de la famille… Très loin de la représentation un peu simpliste des sans-abri. Il existe un continuum dans la grande précarité.

Notes

(1) Rapport du groupe de travail « Ville, santé mentale, précarité et exclusion sociale », écrit par des administrateurs de délégations interministérielles.

(2) Voir ASH n° 3146 du 7-02-20, p. 25.

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