Debout au milieu du salon, Kamel S. fourrage frénétiquement dans un amas de papiers administratifs plus ou moins froissés. Il compulse, déplace, brasse et agite ses factures, attestations et autres documents officiels tout en marmonnant. « Je vais retrouver cette ordonnance, je sais que je l’ai mise dans ce tiroir ! » A ses côtés, Anaïs Andriam tente de l’apaiser, le portable coincé dans le creux du cou. Il s’agit à la fois de prendre rendez-vous avec un stomatologue, de le guider dans ses recherches et de ne pas alimenter ses angoisses. « Ne t’énerve pas, on a déjà les radios, pour l’instant ça suffit. Tu chercheras plus tard… » Assistante sociale au sein de l’équipe « Un chez-soi d’abord » à Lyon, la jeune femme profite de sa visite à domicile pour aider ce locataire du réseau d’appartements de coordination thérapeutique à accéder aux soins. Sans se substituer à lui, la professionnelle l’incite plutôt à échanger lui-même avec le praticien.
Accroupie à l’autre bout de la pièce, Lucie Charvet – éducatrice spécialisée stagiaire – s’acharne de son côté à trouver un kiné pour soulager les douleurs à l’épaule de Kamel S. « Je préfère que ce soit une femme, explique ce dernier. Et pas trop loin à pied. Je suis fatigué de rester dans mon fauteuil ! » S’il est volontiers râleur, facilement irritable et un peu perdu face aux contingences domestiques, l’ancien sans-abri semble avoir trouvé une certaine sécurité entre les murs de son T2 situé dans un quartier pavillonnaire de Vénissieux. A l’instar de la centaine d’autres rescapés de la rue, souffrant de pathologies mentales sévères, qui louent désormais un logement via le dispositif médico-social lyonnais, les vieilles habitudes d’errance se mêlent à la nouvelle sédentarité. Il n’empêche qu’au milieu du bric-à-brac de peluches, découpages de magazines et autres statuettes en porcelaine chinées au fil de ses déambulations, des détails prouvent que les lieux ont été investis : une photo de famille sépia épinglée au-dessus de la table de la cuisine, un mobile en forme de squelette accroché à un plafonnier, un plaid moelleux déposé sur le canapé…
Chaque jour, des binômes de professionnels dont la composition change à chaque fois – travailleurs sociaux, médecins psychiatres, addictologues et généralistes, infirmiers, psychologues, médiateurs de santé pairs et équipe de gestion locative adaptée – se rendent chez les locataires pour prendre de leurs nouvelles, accompagner leurs démarches ou les aider à monter une étagère. Ces tournées, une le matin et une autre l’après-midi, permettent de maintenir le lien, d’entourer des personnes qui ont longtemps vécu dans la très grande précarité, mais sans les étouffer. Rien n’est jamais imposé, il n’y a ni objectif à atteindre, ni prérequis pour se maintenir dans le dispositif. « Notre approche du travail social est très différente », précise Marion Orcet, coordinatrice. « Ne serait-ce que la question de la sacro-sainte distance professionnelle, ici nous l’avons complètement dépassée. Elle est en permanence recalculée. Nous avons parfois une très grande proximité avec les personnes que nous accompagnons, mais nous posons aussi des limites quand c’est nécessaire. Nous jouons sans arrêt avec le cadre pour faire du sur-mesure. »
Cette approche non dogmatique s’articule également autour des notions de multi-référents et d’horizontalité. Aucun membre de cette équipe pluridisciplinaire n’a une fonction attitrée ou un périmètre d’action préétabli. Tous les professionnels, quelle que soit leur formation, interviennent au même titre lors des visites à domicile, des permanences téléphoniques ou en termes d’organisation de l’agenda. Leur qualité d’infirmier, de médecin, d’éducateur spécialisé ou de médiateur de santé pair est sollicitée selon les besoins, mais n’empêche pas la polyvalence. Au contraire. « Quand le psychiatre choisit une table basse, avec l’un des locataires, dans les rayons de Conforama, un lien est créé », estime Martin Boichard, lui aussi coordinateur « Un chez-soi d’abord » à Lyon. « Le jour où la personne aura besoin de parler de ses troubles avec lui, il y aura moins de réticences. La psychiatrie peut alors être vue autrement. »
Expérimenté dans quatre grandes villes en France, entre 2011 et 2016, « Un chez-soi d’abord » est devenu pérenne à Lyon depuis 2019. Co-financé par l’Etat et par l’agence régionale de santé, ce programme soutient non seulement des hommes et des femmes qui n’ont pas eu de logement depuis des années – des grands exclus – mais également les aide à gérer leur maladie mentale, le plus souvent une schizophrénie ou des troubles bipolaires, qui les stigmatise encore davantage. Une fois orientés par les partenaires – Samu social, accueil de jour, SIAO (service intégré de l’accueil et de l’orientation), centre d’addictologie ou prison –, les futurs locataires attendent en moyenne huit semaines pour recevoir leur clé. Entretemps, ils visitent au moins deux appartements en fonction de leurs critères géographiques ou de taille. « Nous souhaitons avant tout leur redonner du choix », explique Marion Orcet. « Nous travaillons autour de la notion de rétablissement en santé mentale, dont la finalité n’est pas la guérison, sinon simplement d’arriver à trouver la meilleure version de leur vie. Certains ne veulent pas se soigner et font avec leurs symptômes. »
Adossé à un réseau de bailleurs à 50 % public et 50 % privé, « Un chez-soi d’abord » loue en son nom l’appartement et le sous-loue ensuite aux personnes sans domicile intéressées par l’aventure locative. Quand c’est possible, un bail glissant leur permet d’être encore plus autonomes à terme. Dans leur grande majorité, ils payent leur loyer grâce aux aides personnelles au logement et aux prestations sociales (revenu de solidarité active [RSA] ou allocation aux adultes handicapés [AAH]), sachant que le reste à charge ne doit pas excéder 30 % de leurs ressources. Rares sont ceux qui bénéficient d’un revenu lié à l’emploi. Une situation de non-activité que Mehdi H. a du mal à supporter. Lorsque Lucie Douet, chargée de la gestion locative adaptée, et Xavier Delaoaj, médiateur de santé pair, viennent le voir, ce mécanicien à la rue pendant deux hivers leur en parle tout de suite. « Il faut que je trouve du boulot, j’en ai marre de ne rien faire ! Mais il faudrait changer l’adresse sur mon CV. Maintenant que j’ai un appartement, ça fait mieux que l’adresse du foyer. Il faut se dépêcher, j’ai vu plusieurs boîtes d’intérim qui cherche des profils comme le mien. »
Encore ensommeillé lorsque le binôme sonne à sa porte, Mehdi H. explique qu’il voudrait aussi changer son contrat d’électricité, « beaucoup trop cher, alors que je ne chauffe pas du tout ». Après consultation du mémo qui synthétise ses besoins et ses attentes, les deux professionnels savent qu’ils doivent aussi régler un problème de store et mettre éventuellement en place un virement permanent pour le règlement du loyer. « Tu sais quoi Mehdi, le plus simple, c’est qu’on aille se boire un café pour parler. Ça te dit ? », lui demande Xavier Delaoaj, conscient qu’il sera peut-être plus à l’aise en terrain neutre, son entrée dans l’appartement ne datant que de l’été dernier. « Ok, mais moi je préfère une petite bière ! » Un quart d’heure plus tard, la plupart des sujets en souffrance n’ont pas été réglés, mais les priorités ont été établies et l’ancien sans abri s’est montré très volontaire pour effectuer seul toutes les démarches. « On ne dirait pas comme ça, mais il pense que les médecins lui ont placé des puces dans le corps », glisse Lucie Douet. « Ce n’est pas toujours évident de le contacter, mais il a l’air de bien s’adapter à sa nouvelle situation de logement et le lien est bon. »
L’enjeu est bien de tisser des relations singulières avec l’ensemble des personnes accompagnées, sans systématiser, ni plaquer de recettes toutes faites. Le tout en jonglant avec des problématiques aussi variées que des commandes de meubles, des problèmes de punaises de lit, de trousseaux de clés, de garde à vue et de kit ménage. Il faut aussi se coordonner avec l’hôpital de jour de l’un ou aider à renouveler l’AAH de l’autre. Chaque matin, autour d’un immense tableau, l’équipe au grand complet se retrouve pour débriefer les visites à domicile de la veille et évoquer celles à venir. Parmi les rendez-vous prévus, Lucie Douet et Xavier Delaoaj doivent se rendre chez Fabien V. dont ils n’ont plus de nouvelles depuis quelques temps. Il s’agit de constater ou non son abandon des lieux, afin de récupérer l’appartement pour le relouer. « Avoir un logement, ce n’est pas son truc, estime le pair-aidant. C’est quelqu’un de très baroudeur, qui bouge en permanence avec son vélo, il n’aime pas rester au même endroit. »
Les deux professionnels sonnent à la porte, toquent, appellent. En vain. Ils finissent par entrer et découvrent de véritables œuvres d’art réalisées à partir de capsules de bouteilles. Des tas rangés par couleur s’amoncellent dans un désordre organisé. « J’ai vu une pomme pas trop fripée dans la cuisine », remarque la chargée de gestion locative. « On ne peut pas vraiment savoir depuis combien de temps Fabien n’est pas venu… On va mettre une cale dans la porte. A notre prochain passage dans deux semaines, on verra bien s’il est passé. » Si plus de 85 % des locataires se maintiennent dans leur « chez eux » pendant au moins deux ans, le parcours de cet homme prouve que le système n’est pas adapté à tous. Ou pas à ce moment-là.
Certains « posent des lapins », d’autres ne répondent pas au téléphone alors qu’on entend la sonnerie de l’autre côté de la porte… « Mais nous ne sommes pas forcément inquiets », note Marion Orcet. « Les gens qui ont beaucoup de rue sont hyper-débrouillards. Même s’ils ne réagissent pas comme on l’imaginerait, ce sont des experts de la survie. »