Les sans-abri souffrant de troubles psychiatriques sévères vivent non seulement la double peine de l’errance et de la maladie mentale, mais ils sont également confrontés à une stigmatisation d’autant plus forte que l’accès aux soins est souvent défaillant. « Ce public est vraiment considéré comme la “patate chaude” du système médico-social », déplore Aurélie Tinland, médecin de santé publique, psychiatre et responsable de l’équipe mobile psychiatrique précarité de l’Assistance publique – Hôpitaux de Marseille. « A l’hôpital, on considère que le problème est avant tout social et du côté des structures d’urgence, on estime que le problème est avant tout médical. Ce qui manque, ce sont des dispositifs qui outrepassent cette dichotomie. Ces difficultés sociales très graves et ces troubles psychiques très lourds doivent être pris en charge de manière conjointe. »
Alors que le nombre d’hommes et de femmes sans domicile en France a triplé en vingt ans – la dernière enquête de la Fondation Abbé-Pierre estimait en 2021 qu’ils étaient 300 000 à ne pas bénéficier d’une adresse fixe –, une note de cadrage de la Haute Autorité de santé (HAS) mettait en avant à la même époque la surreprésentation des troubles psychiques au sein de la frange la plus marginalisée de cette population précaire. De grands exclus dont la santé mentale est un critère supplémentaire d’ostracisation. En 2009, l’étude Samenta (Santé mentale et addictions chez les personnes sans logement personnel en Ile-de-France), menée conjointement par l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) et l’Observatoire du Samusocial de Paris, révélait déjà qu’un tiers des sans-domicile-fixe de la région souffraient de schizophrénie, de bipolarité, de dépression ou de troubles anxieux sévères. La prévalence de ces maux était dix fois plus importante que dans la population générale.
Les liens entre troubles psychiques et situations de précarité sont complexes et interdépendants. Sans pouvoir réellement déterminer lesquels préexistent, leur concomitance constitue une « clinique psychosociale » qui mêle années de rue, stratégies de survie, décompensation et nouveaux traumatismes. Tout dépend aussi du type de populations : les parcours et les pathologies sont très différents entre les « clochards » qui dorment sur le trottoir depuis parfois une décennie, les jeunes en rupture familiale, les récents accidentés de la vie ou encore les migrants ayant fui des contextes de guerre et dont la situation administrative reste au point mort.
Si la maladie peut mener à l’errance, l’insécurité générée par l’absence de logement induit à tout le moins des états de stress ou de dépression. « Aujourd’hui, nous sommes beaucoup moins centrés sur l’origine d’un état de fait, la fameuse question de la “poule ou l’œuf”, que sur celle des conséquences d’expériences traumatogènes », estime Nicolas Chambon, sociologue et responsable du pôle « Recherche » à l’Orspere-Samdarra, un observatoire national sur la santé mentale et les vulnérabilités sociales. « Le psychotraumatisme a pris de plus en plus d’importance et pas seulement dans la rue. En se retrouvant en centre d’hébergement, dans du collectif en général, les personnes sont forcément confrontées à de la violence. Ce type de structures dédiées à la grande précarité sont des facteurs de risque pour la santé mentale. »
Sans remettre en cause l’investissement et la qualité de l’accompagnement des professionnels qui interviennent dans les centres d’hébergement d’urgence (CHU) ou les centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS), l’absence systématique d’une assistance psychologique dans ce type de lieux d’accueil en dit long sur les failles de la prise en charge d’un public à la fois très précaire et souffrant de troubles psychiques. D’un côté, les travailleurs sociaux et les médecins sont la plupart du temps laissés seuls face à des situations de détresse, de colère ou de paranoïa. De l’autre, certaines personnes se retrouvent ballotées entre des hospitalisations en psychiatrie à durées trop courtes pour être efficaces et des structures peu adaptées à leurs maux. Ce manque d’ajustement de l’étayage d’urgence à la santé mentale implique des ruptures ou des refus de soins, une absence de suivi et la saturation des dispositifs.
« Lorsqu’on se rend dans un CHRS, il y a plus de malades mentaux que dans un hôpital, c’est catastrophique ! », s’alarme Aurélie Tinland. « Les personnes hébergées se plaignent énormément de devoir supporter des gens ayant des troubles psy. Et puis ces structures ne sont pas outillées pour accueillir toute cette souffrance psychique. Ça leur fait peur et je les comprends. Ces structures ont donc tendance à ne pas prioriser ce public-là, qui met un temps infini à accéder au foyer. Et quand ils y sont enfin, ils sont vite exclus à cause de leurs troubles du comportement. Finalement, ces personnes sont privées des dispositifs. »
Le très grand centre d’hébergement d’urgence et d’accueil des personnes sans abri (Chapsa) de Nanterre (Hauts-de-Seine), d’une capacité de 250 places par nuit, n’échappe pas à la règle. Quand Adèle Clément y commence ses permanences en tant que bénévole pendant le premier confinement en 2020, c’est la première fois qu’une psychologue clinicienne vient apporter son écoute et ses compétences à un public aussi divers que traversé par de multiples troubles psychiques. Orientés par le 115, la brigade d’assistance aux personnes sans abri (Bapsa) de la Villette ou par la RATP, ce public ne bénéficiait jusque-là que d’une potentielle prise en charge par le service d’urgence psychiatrique de l’hôpital de Nanterre. Mais aucun accompagnement de plus long terme, aucun espace pour mettre des mots sur des angoisses et des traumas.
« On n’y pense pas le soin », regrette Adèle Clément, dont le poste créé quelques mois plus tard a ensuite été supprimé par une nouvelle direction. « Pourtant, les gens étaient ravis d’avoir quelqu’un à qui parler. Je m’attendais à de la défiance, à une forme de rejet de la part de personnes dans des états physiques et psychiques extrêmement délabrés, mais en fait je n’ai très vite plus eu le temps pour ces conversations informelles… J’avais trop de consultations ! » Au Chapsa se croisent aussi bien des sans-abri plutôt âgés, très abîmés par les addictions diverses, notamment l’alcool, et auxquels la psychologue n’avait pas accès en raison de leur état cognitif très dégradé, des personnes migrantes ayant vécu des parcours traumatiques, ceux qui viennent de basculer dans la rue que des cas psychiatriques plus lourds. « Ils représentent environ 10 % des effectifs, mais ils prennent beaucoup de place en raison de leurs personnalités délirantes, leur paranoïa. S’ils se retrouvent en centre d’hébergement d’urgence, c’est aussi parce qu’ils refusent absolument la psychiatrie. En partie parce qu’ils la diabolisent, mais aussi parce qu’il y a un déni des troubles. La pathologie psychique est parfois une défense face à l’adversité. »
Au CHU La Passerelle, à Amiens, le plus important du département de la Somme avec 55 places d’hébergement, l’équipe de professionnels est là encore uniquement éducative. Outre les travailleurs sociaux, les agents d’accueil et les veilleurs de nuit, il n’y a ni infirmière, ni psychologue pour accueillir des personnes qui relèvent potentiellement de la psychiatrie ou qui présentent des troubles liés à des parcours de vie complexes (placements par l’aide sociale à l’enfance, addictions, anciens détenus…) Néanmoins, le chef de service Zungir Gombessa estime que la force du dispositif réside dans sa logique partenariale avec l’équipe mobile psychiatrique de prévention et accès aux soins (Empass) de l’hôpital Pinel. « Ils viennent plusieurs fois par semaine et nous faisons le point ensemble, notamment pour identifier les sorties d’hospitalisation de ceux qui vont se retrouver en errance et revenir vers nous via le 115. » L’Empass s’occupe aussi de préparer les piluliers de ceux qui suivent un traitement ou intervient en urgence si quelqu’un décompense complètement. « Une personne qui a des angoisses et qui vient nous solliciter dix fois par jour pour vider son sac, cela peut effectivement être lourd pour mon équipe », reconnaît Zungir Gombessa, en attente d’une demande de financement pour un poste de psychologue. « Heureusement que nous avons tissé des liens très étroits avec les partenaires médico-sociaux, et puis les groupes d’analyse de la pratique permettent, une fois par mois, de libérer la parole, de déverser ses propres émotions et de se sentir entendu. C’est important. »
Les différentes équipes mobiles psychiatrie précarité (EMPP), présentes un peu partout sur le territoire – en général rattachées à un établissement de santé –, jouent un double rôle face à la problématique, elle-même duale, du sans-abrisme et de la santé mentale. Elles représentent un pôle « ressources » pour les professionnels des structures d’hébergement et vont à la rencontre des personnes sans domicile fixe pour évaluer leurs troubles, les orienter vers le droit commun ou simplement entamer un chemin pour les ramener vers une logique de soins.
« Certains sans-abri restent parfois pendant des mois dans la rue, sans bouger, pour des raisons délirantes et il faut alors les hospitaliser rapidement parce qu’ils se mettent en danger sur un plan physique », explique Camille Pasticier, assistante sociale au sein du service d’appui « santé mentale et exclusion sociale » (SMES) du centre hospitalier Sainte-Anne à Paris. Couvrant six arrondissements, ainsi que les voies sur berge et le bois de Boulogne, le SMES a la particularité de proposer un accueil dans son petit service situé au sein même de l’hôpital Saint-Anne. « Ici, personne ne porte de blouses, tout le monde peut entrer et sortir à sa guise, on propose un bon café… Ceux qui poussent notre porte voient bien qu’ils ne vont pas être l’objet de contention ou piqués, cela leur donne une autre image de la psychiatrie. Malheureusement, nous n’avons pas de lits pour ceux qui ont des troubles au long cours et l’hôpital en ferme tellement, qu’il ne remplit plus sa fonction d’asile. »
Les équipes mobiles psychiatre précarité ont en commun une démarche de « l’aller vers » une population très précarisée et fragilisée par ses troubles, qui permet de poser des diagnostics pour une éventuelle prise en charge médicale, mais aussi de rétablir un minimum de communication avec des personnes qui sont très isolées. « Avant même d’aborder la question de la santé, il s’agit de remettre en place une relation de confiance, un processus qui va prendre beaucoup de temps », pointe Séverine Rollin, chargée de missions au sein de l’EMPP Diogène située dans l’agglomération lilloise. Comme dans la plupart des grandes villes, l’équipe – composée entre autres d’un médecin psychiatre, d’une infirmière, d’une cadre de santé et de deux psychologues – est de plus en plus confrontée à une population migrante souffrant de stress post-traumatique, mais aussi de sans-abri dont la clinique psycho-sociale est beaucoup plus diffuse que des pathologies mentales clairement diagnostiquées. « Cette souffrance psychique est liée à la perte des objets sociaux que sont le travail, la famille, ce qui constitue l’identité même d’un individu. On assiste à des symptômes d’auto-exclusion où les personnes se coupent d’elles-mêmes pour s’empêcher de souffrir. Un effacement de soi, pour s’extirper du monde. Elles sont dans un processus d’invisibilisation difficile à inverser. »
Ces très grands exclus, dont la psyché s’est parfois envolée dans des territoires inatteignables, nécessitent une approche tout en nuances, sans grille de lecture préalable ou besoin de résultats. L’équipe mobile Marss (Mouvement et action pour le rétablissement sanitaire et social), dirigée par Aurélie Tinland à Marseille, a décidé d’adjoindre aux traditionnels psychologues, psychiatres et travailleurs sociaux de son dispositif, des pairs aidants, une juriste ou encore un anthropologue pour varier les regards et miser sur les compétences du savoir-être. Ici, le travail s’effectue uniquement à travers les maraudes, « parce que les personnes qui se trouvent dans les structures ont déjà une accroche quelque part », précise la psychiatre. « Nous sommes inspirés par la philosophie du rétablissement, aussi nos outils d’action s’adressent plutôt à de grands exclus psychotiques en refus de soins. Des personnes lourdement stigmatisées, parfois agressives, mais c’est cette attitude qui leur a permis de survivre à la rue. On essaye de les comprendre, de normaliser et de redonner de l’espoir. »
Une philosophie à l’origine du programme expérimental, aujourd’hui pérennisé dans de nombreuses villes, « Un chez-soi d’abord », qui s’adresse à un public éloigné du soin, très précaire, avec des addictions et des troubles psychiatriques sévères. « Passé un temps plus ou moins long d’acclimatation, avoir un lieu pour se poser, c’est vraiment de nature à sécuriser », conclue Aurélie Tinland. « Et l’impact serait encore plus important si nous arrivions de manière précoce, pour éviter que les gens aillent dans la rue ou pour qu’ils y restent le moins de temps possible. Là, c’est une bombe à retardement qui se prépare. »