Des cris s’élèvent depuis le terrain de basket extérieur qui borde la voie verte. Une dizaine de ballons passent de main en main au gré des dribbles et des tirs qui ponctuent les parties improvisées des adolescents du coin. Ce mercredi d’octobre, un air d’été indien souffle sur les paniers de basket. Seules les premières teintes rougies des arbres bordant le terrain rappellent l’automne qui démarre, mais pulls et manteaux ont été posés sur la touche. En quelques minutes, le terrain à ciel ouvert se remplit. Des parents confient leurs enfants à un animateur qu’ils connaissent, rapidement rejoints par les jeunes de la maison des jeunes et de la culture (MJC) d’à côté, puis par ceux du Rondeau, du nom de l’échangeur sud-grenoblois, un ancien camp rom transformé depuis 2020 en centre d’hébergement. Ces derniers font partie des publics habituels de l’association Big Bang Ballers, qui propose aux enfants roms des activités sportives depuis plusieurs années.
Située au sud du centre-ville de Grenoble, entre les quartiers de La Villeneuve, des Alliés et de Teisseire, l’association a pris ses quartiers au sein de la Bifurk, pépinière associative et lieu d’expérimentations artistiques, écologiques et sportives. « Cet emplacement avait du sens pour notre projet, car on se trouve à la croisée de plusieurs QPV [quartiers prioritaires de la politique de la ville], et notre objectif est de créer du lien entre les différentes populations », explique Elodie Minkala, coordinatrice des Big Bang Ballers. Depuis sa création en 2008, l’association poursuit un même objectif : recourir au sport pour faire tomber les barrières culturelles, corporelles, linguistiques et sociales. « Jouer ensemble pour vivre ensemble ; c’est tout bête, il n’y a rien de révolutionnaire sur le papier, mais en France c’est encore assez peu répandu », sourit Sylvain Jouanneau, basketteur et chargé de développement de l’association depuis dix ans. « Le sport fédéral est un lieu d’endogamie, un espace marqué par l’absence de mélange et de différences sociales. Or le fait de jouer crée naturellement du lien, si on laisse de côté l’esprit de compétition et d’excellence », poursuit le salarié.
Encore faut-il parvenir à capter les personnes qui ne se sentent ni capables de participer à des activités collectives ni légitimes à le faire. « Ce qui nous intéresse le plus, c’est l’action sociale. Notre cœur de cible, ce sont justement les publics éloignés de la pratique sportive. Le défi consiste à ne pas attendre qu’ils viennent vers nous. C’est à nous d’aller les chercher », confirme Sylvain Jouanneau. Femmes victimes de violences sexistes et sexuelles, migrants et réfugiés aux parcours d’exil, jeunes des quartiers, enfants et adultes en situation de handicap moteur ou intellectuel, personnes atteintes de troubles psychiques… Les publics de Big Bang Ballers sont variés. Pas question, pour autant, de rajouter du stigmate au stigmate. « Au contraire, on se sert du sport pour faire de l’inclusion, pour casser les préjugés et favoriser la rencontre. » Pour cela, l’association a mis en place des programmes expérimentaux fondés sur plusieurs étapes. D’abord, l’aller-vers, en se rendant directement auprès des populations « habituées » à l’exclusion ou persuadées que le sport n’est pas pour elles.
Au départ, il n’est pas forcément question de basket. « On peut proposer différents ateliers, tels que celui de cuisine ; le tout est de créer un lien de confiance pour les amener vers le sport, sans les forcer, poursuit Sylvain Jouanneau. Mais l’“aller-vers”, ça se travaille ! Avec certains groupes, il faut y aller doucement. C’est le cas des jeunes Roms du Rondeau, qui accordent leur confiance à des individus, pas à des structures. Si notre équipe change, il faut reprendre le temps de se présenter et de créer un climat de confiance. » Dans un deuxième temps, l’association propose un « sas de non-mixité » durant lequel chaque groupe peut venir apprendre les règles de jeu et s’essayer au basket sans craindre le regard d’autrui. S’ensuit une étape de « mixité maîtrisée » entre différents groupes. « Ce moment est généralement très fort car, d’une posture de bénéficiaire, les personnes deviennent bénévoles à leur tour en aidant d’autres publics en difficulté », abonde le chargé de développement. C’est ainsi que des jeunes filles du camp du Rondeau, âgées de 9 à 15 ans, ont mené un cycle de danse avec des enfants d’un institut médico-éducatif (IME). Ces phases permettent enfin d’organiser des événements avec le grand public.
L’intérêt est double : insérer dans un groupe mixte et hétérogène les personnes ordinairement exclues au sein de la société tout en leur donnant des codes, mais aussi permettre à tous d’interagir avec des milieux différents et méconnus. « Quand on monte dans le bus avec un groupe de jeunes de la communauté rom, on sent bien le regard des autres passagers. Il y a des craintes, des préjugés », reconnaît Michael Clavel, éducateur sportif d’activité physique adaptée (APA) et coach d’insertion par le sport. « Il ne faut rien idéaliser. Sur le terrain, les différences ne disparaissent pas complètement mais les a priori s’effacent peu à peu », poursuit l’encadrant récemment embauché au sein des Big Bang Ballers.
Casquette à l’envers, tee-shirt blanc, carrure de basketteur, Michael Clavel sait de quoi il parle. Son parcours ressemble à celui de nombreux jeunes qu’il espère aider à s’en sortir aujourd’hui. « Le basket m’a sorti de la rue. Les mauvaises fréquentations, les problèmes avec la police, tout ça est derrière moi et je veux montrer que c’est possible, mais il faut changer les regards et agir au plus haut niveau. C’est pas parce que t’es un jeune de banlieue face à un PDG qu’il peut te manquer de respect », abonde l’enseignant en activité physique adaptée. Depuis quelques jours, le salarié a lancé un programme d’insertion socio-professionnelle pour accompagner un groupe de jeunes qu’il ira « chercher » dans les foyers, les quartiers, les centres sociaux. Au-delà du sport, il souhaite transmettre des valeurs d’entraide, un autre regard sur l’argent, mais aussi parler de gestion des émotions, de violence, de féminisme… « Beaucoup ont grandi avec la violence comme cadre. C’est tout un processus pour faire évoluer ces codes », appuie-t-il.
Derrière lui, quatre jeunes filles attendent le début de la course d’orientation en tentant quelques paniers. C’est le groupe des prénoms en A, « copines, presque sœurs ». Inséparables sur le terrain de jeu, elles vivent dans le centre d’hébergement du Rondeau et sont scolarisées à Grenoble. Depuis trois ans, elles ont l’habitude de passer leur mercredi après-midi à la Bifurk. « Maintenant que le camp est davantage structuré et géré par le centre communal d’action sociale, c’est devenu plus facile d’organiser des activités », explique Sylvain Jouanneau. A 500 mètres de là, un autre camp installé dans le parc de l’Alliance et évacué en décembre dernier s’est reformé récemment. L’association s’est déjà rendue sur place pour proposer aux jeunes de venir sur les terrains de basket, mais le contact est fragile. « On sait que cela peut vite déborder et ne pas se passer comme prévu. Pour autant, on met un point de vigilance à ne pas laisser de côté les plus exclus sous prétexte qu’ils ne sont dans aucune structure », affirme le chargé de développement.
Les partenaires associatifs et institutionnels de Big Bang Ballers sont nombreux (MJC, centres sociaux, IME, maisons des habitants, etc.) et permettent d’organiser chaque semaine des temps collectifs de sport et de mixité sociale. Pour autant, dans une logique d’éducation populaire, l’association espère aujourd’hui aller plus loin en devenant un centre de référence dans le social et le médico-social et un support de formation pour toutes les structures sportives souhaitant devenir plus inclusives.