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« La parole des jeunes des quartiers est légitime »

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Maîtresse de conférences en sciences de l’éducation à l’université Paris Nanterre, Jeanne Demoulin a coordonné avec Marie-Hélène Bacqué l’ouvrage Jeunes de quartier, le pouvoir des mots (C&F éditions, 2022), issu d’une recherche consultable sur le site jeunesdequartier.fr.

Crédit photo DR
Qu’est-ce qu’être jeune dans un quartier populaire ? Pour répondre à cette question, Jeanne Demoulin a coordonné pendant cinq ans une recherche participative dans dix villes ou quartiers d’Ile-de-France. L’idée : laisser parler les jeunes dont beaucoup souffrent d’une image faussée et discriminante.

Actualités sociales hebdomadaires - Pourquoi avoir lancé une recherche avec – et non sur – les jeunes des quartiers ?

Jeanne Demoulin : Le constat de départ est que les jeunes des quartiers populaires dans la recherche ou dans les médias sont plus parlés que parlants. On leur donne très peu la parole. L’image qui en ressort est une représentation faussée et incomplète, quasi figée, homogène et très stigmatisante. Selon l’idée qu’on en a, un jeune de quartier est un garçon noir ou arabe avec une capuche, un délinquant qui traîne au bas des immeubles de cités… Pour que ces préjugés évoluent, nous avons souhaité mener une recherche participative, Pop-Part, fondée sur le principe que les universitaires ne sont pas les seuls à pouvoir produire de la connaissance. On peut aussi cochercher avec des personnes dont ce n’est pas le rôle habituel. Nous avons donc formé un partenariat avec des chercheurs, des jeunes des quartiers et des professionnels de la jeunesse. Nous avons abouti à une multitude de productions, avec des vidéos, une pièce de théâtre, des podcasts, un livre… Autant de supports que peuvent s’approprier des publics très divers. La forme de l’abécédaire pour l’ouvrage permet aussi d’avoir des textes de jeunes et de chercheurs sans hiérarchie entre eux.

Où avez-vous conduit vos travaux ?

Nous avons travaillé à l’échelle de la métropole francilienne, sur dix quartiers ou villes qui ont des histoires urbaines et sociales et des logiques de transformation différentes. Les quartiers choisis sont majoritairement habités par des classes populaires, c’est-à-dire des personnes qui se situent en bas de l’échelle sociale, ouvriers, employés ou sans emploi. Elles vivent toutes dans des environnements qui changent très vite, dans des quartiers marqués par la rénovation urbaine et donc en chantier permanent. Ils ont vécu des relogements, la démolition de leur immeuble ou de lieux familiers comme des aires de jeux. Ces éléments peuvent sembler anecdotiques, mais tous les obligent à changer leurs pratiques, à ne plus avoir les mêmes repères. Le temps de la jeunesse est pour eux superposé au temps de la transformation urbaine, une vraie différence avec les quartiers bourgeois.

Quelles idées reçues sont battues en brèche par cette étude ?

Si les idées reçues sur ces jeunes sont toutes très négatives, le livre amène au contraire une image plus positive. Tous les jeunes des quartiers ne sont pas en échec scolaire. Ils ont de l’ambition, veulent faire des études et en font. Ils ont des passions et les développent. Ils ont envie de prendre la parole et ont des choses à dire. Ils sont capables de produire des analyses et des pensées complexes. Il existe une grande diversité de profils chez ces jeunes qui ont des idées et des opinions différentes. La vision du quartier comme un lieu fermé est aussi remise en cause. Ces jeunes sont extrêmement mobiles. On entend souvent que les filles sont invisibles. En fait, elles sortent beaucoup, notamment en dehors de la cité, dans des lieux où elles vont pouvoir être tranquilles et où il n’y a pas d’enjeu en termes de réputation. Elles font du shopping dans les centres commerciaux, s’inscrivent dans des clubs de sport en dehors du quartier, se rendent à Paris faire du tourisme et se cultiver… Bien entendu, ces mobilités diffèrent selon l’efficacité du réseau de transport local.

Comment vivent-ils ces stéréotypes ?

Ces jeunes en ont bien conscience. Dès qu’ils sortent du quartier, ils se rendent compte qu’ils sont étiquetés « jeunes de banlieue ». Quand ils partent en vacances, ils réalisent qu’ils suscitent de l’inquiétude ou de la méfiance chez leurs interlocuteurs lorsqu’ils mentionnent venir de Seine-Saint-Denis, du « 93 », par exemple. En toile de fond, on constate que la discrimination tenant au quartier populaire d’origine s’ajoute à la discrimination raciale d’être arabe ou noir. Dans un autre registre, ceux qui ont l’expérience de Parcoursup remarquent qu’ils ont moins de chances d’obtenir leur choix universitaire en indiquant venir de tel ou tel établissement d’un quartier populaire qu’un lycéen de Paris.

Au-delà de la diversité des situations, quels traits communs apparaissent ?

Nous avons travaillé avec des groupes d’une dizaine de jeunes dans chaque territoire, soit environ 120 au total, âgés principalement de 17 à 22 ans, avec des profils variés : des filles et des garçons, certains scolarisés, d’autres non, des jeunes en études et d’autres en emploi… Nous avons observé une communauté d’expériences : ils sont tous issus de classes populaires avec des parents ouvriers ou employés, la plupart des familles connaissent des problèmes de santé, avec des parents en arrêt maladie, handicapés, décédés… Ils ont quasiment tous une histoire de migration avec au moins l’un de leurs parents ou grands-parents nés à l’étranger. Une grande majorité est de religion musulmane. Ce qui ressort aussi, ce sont des trajectoires scolaires et professionnelles heurtées. Ils ont une expérience de la stigmatisation qui impacte fortement leur parcours. La question de travailler se pose tôt pour eux, c’est un impératif économique pour les familles.

Qu’a apporté cette recherche aux jeunes qui y ont participé ?

Il n’existe pas de conscience de classe comme on pouvait parler de « la classe ouvrière » par le passé. Ils se sont rendu compte de ce qui était partagé, commun, ainsi que de leurs différences. C’est ce que nous avons appelé le « nous à géométrie variable ». Par exemple, on est plus stigmatisé quand on vient de la cité des Tarterêts à Corbeil-Essonnes que lorsqu’on vient de Pantin, ville présentée dans les médias comme « le nouveau Brooklyn ». Mais les jeunes se sont aperçus qu’ils pouvaient aussi contribuer à diffuser ces clichés, par exemple en allant voir des films caricaturaux sur les cités. De manière générale, les jeunes avec lesquels nous avons travaillé ont pris conscience que leur parole était légitime. Pour un grand nombre d’entre eux, nous constatons un effet émancipateur : ils n’hésitent pas à prendre la parole face aux décideurs et aux professionnels qui travaillent dans les quartiers. Certains se sont présentés sur des listes électorales aux dernières élections municipales. Nous ne pouvons pas affirmer qu’ils ne se seraient pas engagés en politique s’ils n’avaient pas participé à la recherche, mais nous pensons que la recherche a eu un effet incitatif. Elle leur a donné confiance.

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