« Quasiment toutes nos craintes se vérifient. Nous ne sommes pas dans la rencontre avec le jeune, mais dans l’administratif, nous remplissons des cases », souffle Pierre Lecorcher, cosecrétaire général de la CGT-PJJ, éducateur dans une unité éducative en milieu ouvert (UEMO). « Nous nous transformons en auxiliaires judiciaires. Nous ne réfléchissons plus qu’aux propositions à soumettre aux magistrats, en mettant de côté les problématiques des adolescents », lâche pour sa part Alexia Peyre, psychologue à la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) et élue du Syndicat national des personnels de l’éducation et du social (SNPES) PJJ-FSU. Un an après l’entrée en vigueur du code de la justice pénale des mineurs (CJPM), le 30 septembre dernier, l’heure est aux premières conclusions, et celles-ci s’avèrent peu reluisantes pour de nombreux professionnels. Educateurs, magistrats et avocats remettent en cause le peu de temps laissé au volet éducatif dans la mise en œuvre du texte.
Pour rappel, le CJPM insère le procès pénal des mineurs dans des délais contraints de douze mois au maximum et a instauré deux audiences au lieu d’une auparavant, l’une sur le jugement de la culpabilité et l’autre annonçant la sanction, après une période de mise à l’épreuve éducative. L’objectif : reconnaître plus tôt la culpabilité du jeune, la responsabilité civile des parents et mieux prendre en compte la victime. La direction de la PJJ rapporte que les délais de jugement ont été raccourcis, conformément aux objectifs de la refonte. « La durée totale de la procédure est passée de 18 mois en moyenne avant la réforme à 8,3 mois en moyenne après un an de mise en œuvre du CJPM, explique-cette dernière. Avec la réforme, la victime n’a plus besoin d’attendre la fin de la procédure […] pour être entendue par la justice, reconnue dans ses droits et indemnisée. »
Seulement, avec l’enserrement des délais, la multiplication des audiences et les rapports qui en découlent, les équipes rencontrent de plus en plus de difficultés à se consacrer à l’accompagnement du jeune. Le temps passé au tribunal réduit ainsi la place du travail éducatif nécessaire à la régularité des entretiens, au suivi des démarches administratives, d’insertion, de santé… La problématique du temps se pose, par exemple, lorsqu’une mesure est ordonnée avant la première audience pour travailler avec l’adolescent sur la notion de « culpabilité », pointe le SNPES PJJ. « De fait, certains jeunes peuvent mal s’exprimer, banaliser leurs actes, par manque de réflexion et de recul, ce qui est préjudiciable y compris pour la ou les victimes. »
« A quoi bon avoir accéléré la procédure si les professionnels de la PJJ ne sont pas en mesure de suivre le rythme, s’interroge, cynique, Kim Reuflet, magistrate et présidente du syndicat de la magistrature. Cela n’a aucun intérêt et aggrave même la situation. Les mesures sont prononcées plus rapidement, mais comme elles ne sont pas prises en charge, les mineurs réitérants se retrouvent plus vite en état de récidive légale et donc réprimés plus sévèrement. » Aussi louables qu’étaient les objectifs de la réforme, le manque de moyens l’empêche de se déployer correctement, constate également Aurélien Martini, vice-procureur du tribunal judiciaire de Melun et membre de l’Union syndicale des magistrats (majoritaire). « Nous devons désormais respecter des délais de dix jours à trois mois pour l’audience de culpabilité et de six mois à neuf mois pour l’audience de jugement. Entre la décision de poursuite et la condamnation finale, il ne doit pas s’écouler plus d’un an. C’est en soi une très bonne idée, mais pour ce faire il faut soit alléger la procédure – ce que nous ne souhaitons pas –, soit augmenter la ressource humaine. C’est là où le bât blesse. »
Il est à noter que le CJPM n’est pas appliqué de manière homogène sur tout le territoire, rendant de ce fait difficile l’établissement d’un bilan complet. Encore en phase transitoire, certaines petites juridictions n’ont démarré les audiences sur la culpabilité qu’au terme de plusieurs mois et commencent à peine à expérimenter les audiences de sanction. « Dans les petits TPE [tribunaux pour enfants, ndlr], l’activité est plus faible au pénal, rapporte Kim Reuflet. Ils ont donc beaucoup moins de recul sur l’application du texte et les différentes phases procédurales. Cela ne donne pas le même aperçu » De la même manière, les remontées de terrain des petits tribunaux sont beaucoup plus nuancées. « Ces derniers nous font plutôt un retour positif. Pour eux, le fait que l’audience de culpabilité arrive rapidement après le passage à l’acte est porteur de sens pour certains mineurs », poursuit la présidente du Syndicat de la magistrature. La direction de la protection judiciaire de la jeunesse rappelle, quant à elle, que « la structuration de l’activité des juridictions – et donc de celle des services de la PJJ – est très différenciée d’un territoire à l’autre, et appelle en conséquence des organisations adaptées aux besoins locaux […]. Pour cette raison, les instances de concertation et d’échanges des juridictions avec la PJJ et les services du conseil départemental revêtent une importance primordiale. »
A l’origine de cette réforme figure une volonté affichée d’amener plus de clarté, le texte fondateur de la justice des mineurs – l’ordonnance de 1945 – ayant été modifié près de quarante fois depuis son entrée en vigueur. « Devenu illisible, il devait être remis à plat. » Si les professionnels ne s’opposaient pas sur le principe à une refonte plus adaptée aux problématiques actuelles, la mise en œuvre de cette « révolution » procédurale a été vivement critiquée à l’époque, faisant craindre davantage de confusion encore. « Nous sortions d’un an et demi de crise sanitaire. Personne n’était prêt, ni les juridictions ni les professionnels de la PJJ, expose Jacqueline Francisco, secrétaire nationale du SNPES-PJJ-FSU. La mise en place s’est déroulée dans une impréparation totale, avec des audiences débutant à 9 h du matin et finissant parfois à minuit. On annonçait à 21 h à des familles : “Nous vous reconvoquerons”, alors qu’elles avaient posé des jours de congé. » Un constat partagé malgré le report de six mois de l’entrée en vigueur du texte devant permettre aux tribunaux de juger la plupart de leurs affaires « en stock » avec l’ancienne procédure.
Le nouveau fonctionnement d’un jugement en deux temps perturbe également la façon dont les jeunes appréhendent le système. « Les enfants ne comprennent pas. Ils sortent de l’audience de culpabilité en pensant que l’affaire est réglée », illustre Pierre Lecorcher. « Nous avons des difficultés à rassurer les adolescents sur leur parcours judiciaire, ce qui est pourtant une partie de notre travail, complète Alexia Peyre. Comme nous expérimentons et les magistrats aussi, nous ne pouvons pas expliquer au jeune comment les choses vont se passer. »
Le CJPM donne par ailleurs la possibilité de recourir de façon exceptionnelle à une audience unique statuant à la fois sur la culpabilité et la sanction, si « la juridiction se considère suffisamment informée sur la personnalité du mineur ». Le juge peut décider d’utiliser cette procédure pour un jeune ayant commis des faits de faible gravité « et dont la personnalité et la situation ne nécessitent pas la mise en place d’un accompagnement soutenu », soit au contraire pour un adolescent déjà connu qui bénéficie d’un suivi éducatif.
Mais des professionnels s’alarment. Au sein de certains tribunaux, comme ceux de Paris, Rennes ou Lyon, cette procédure ne serait, dans les faits, pas exceptionnelle. « Comme on le craignait, pour les jeunes multiréitérants, on en use et en abuse, faute de greffier, de juge et de salles, témoigne Pierre Lecorcher. On regroupe et on recourt aux audiences uniques, c’est un gain de temps. Il ne faut pas oublier que cette procédure reste une justice expéditive. Nous ne sommes pas loin de la comparution immédiate pour les majeurs. »
Le vice-procureur du tribunal de Melun ne dresse pas le même constat : « Les juridictions ont parfaitement joué le jeu de l’esprit de la réforme en ne recourant à l’audience unique que très ponctuellement », assure-t-il, en mettant un bémol sur la situation des mineurs non accompagnés (MNA). Une inquiétude particulière remonte en effet concernant le recours abusif de l’audience unique à l’encontre de ces jeunes, puisque la loi rend possible cette procédure même en l’absence d’éléments de personnalité si le mineur refuse de donner son identité et les éléments permettant de l’identifier. « Dans la pratique, les audiences uniques sont énormément utilisées contre les MNA. Il existe de toute façon une disposition discriminatoire dans le CJPM qui les vise », rapporte Kim Reuflet, faisant référence à l’article 55-1 du code de procédure pénale.
Il arrive par ailleurs que les professionnels soient informés au dernier moment de la transformation de l’audience de culpabilité en audience unique. « Dans les grosses juridictions, il est fréquent d’apprendre le jour même que le jeune ne va pas être jugé sur les faits mais sur le fond. Or, pour ce qui relève de la sanction, nous avons besoin d’éléments, souligne Jacqueline Francisco. Il faut pouvoir dire que l’adolescent dispose de tel projet scolaire ou professionnel, qu’il va habiter à tel endroit, est d’accord pour envisager un placement. Toutes ces propositions éducatives nécessitent d’être préparées. »
La désignation d’un juge référent sectorisé pour chaque jeune, l’une des principales « motivations » de la réforme, semble par ailleurs difficile à respecter dans les gros tribunaux. Si la PJJ assure que ce principe permettant l’individualisation du parcours judiciaire est tenu dans « une très large majorité de juridictions », le terrain s’inquiète. « Ce n’est pas respecté, car il n’y a pas assez d’audiences, ou alors l’audience du juge X est tellement chargée que si l’on veut tenir le délai des trois mois, on le met sur l’audience du juge Y, rend compte Carole Sulli, avocat au barreau de Paris et coresponsable de la commission “mineurs” du syndicat des avocats de France. C’est pourtant ce principe qui permet une continuité pour le magistrat. En suivant son jeune, il connaît ses difficultés et peut également le suivre en parallèle dans l’assistance éducative. »
L’un des autres grands enjeux de la réforme était de diminuer l’incarcération des jeunes et la proportion des mineurs en détention provisoire – autrement dit, qui n’ont pas encore été jugés sur la sanction. L’objectif est atteint, se félicite la PJJ. Alors que 764 jeunes étaient détenus au 1er août 2021, ils n’étaient plus que 629 un an plus tard à la même date. La part de mineurs détenus provisoirement est, quant à elle, passée de 77 % avant la réforme à 62 % aujourd’hui. Des chiffres qui peinent à convaincre au sein des organisations syndicales. « En effet, le nombre de mineurs incarcérés à un temps T n’augmente pas. Mais il s’agit d’un trompe-l’œil puisque le temps moyen de détention provisoire a diminué, soutient Kim Reuflet. Autrement dit, les statistiques ne prennent pas en compte les flux qui, eux, sont en augmentation, au moins dans les gros tribunaux, principaux pourvoyeurs. » Pour Jacqueline Francisco, le CJPM ne donne pas la preuve qu’il permet de baisser la détention des mineurs. « Les chiffres sont en baisse fin 2021 et début 2022, mais ils baissaient déjà depuis 2020 en raison de la crise du Covid et des différents confinements. Toute la sphère judiciaire a essayé à ce moment de vider les maisons d’arrêt pour des raisons sanitaires. Depuis mai-juin, les chiffres commencent tout doucement à remonter. »
En parallèle, une autre crainte couve, et non des moindres : la priorisation du pénal au détriment de l’assistance éducative par des juges surchargés de travail. « Lorsque auparavant les magistrats devaient tenir 50 audiences d’assistance éducative et une audience pénale par mois, ils ont aujourd’hui trois audiences pénales. Comme ils ne peuvent plus supprimer ces audiences, parfois, les juges, avec mauvaise conscience, vont annuler des audiences d’assistance éducative, explique Kim Reuflet. Cela implique de renouveler des mesures de protection de l’enfance sans voir les familles, c’est vraiment très regrettable. » Des syndicats demandent toujours l’abrogation du CJPM, mais la direction de la PJJ assure que l’« équilibre général » du texte ne sera pas changé. « De nouvelles améliorations » pourraient toutefois « être envisagées afin d’apporter des réponses aux enjeux de terrain qui peuvent être soulevés ». Un emploi du conditionnel peu enclin à rassurer les professionnels, qui attendent des mesures rapides et concrètes.