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« La générosité, pilier des relations sociales »

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Professeur de sociologie à l’université Paris Cité et directeur de La revue du Mauss (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales), Philippe Chanial est l’auteur de Nos généreuses réciprocités (éd. Actes Sud, 2022).

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Dans son livre « Nos généreuses réciprocités », le sociologue Philippe Chanial défend avec ferveur le « côté lumineux du social » et analyse les relations humaines à travers le prisme du don tel que défini par Marcel Mauss. Il prône une refondation des rapports sociaux affranchis des logiques de domination et de pouvoir.

Actualités sociales hebdomadaires - Votre livre se donne pour ambition d’étudier les relations sociales à travers le prisme du don. Qu’est-ce que cela signifie ?

Philippe Chanial : Mon point de départ, qui peut sembler polémique, est que les sciences sociales tendent aujourd’hui à mettre l’accent avant tout sur ce que j’appelle le « côté obscur de la force du social », c’est-à-dire les mécanismes de domination. Je ne nie pas que ces mécanismes existent, mais une autre face du social reste à explorer, le « côté lumineux de la force du social ». Il faut essayer d’échapper à une sorte de « sociophobie » généralisée et ne pas considérer que les relations sociales ne sont que de pures relations d’intérêt et de pouvoir. Ce pari m’amène aux travaux de Marcel Mauss et au travail que nous menons au sein de La revue du Mauss pour mettre en exergue une certaine qualité des relations sans laquelle nous ne serions pas capables de nous lier les uns aux autres durablement. Le socle de la société est constitué, selon Mauss, par le don et sa triple obligation : donner, recevoir et rendre. Cette force de socialisation, mais aussi de subjectivation, suppose ces deux piliers que constituent la générosité et la réciprocité. « Donner pour que l’autre donne à son tour » : tout lien social suppose cette ouverture généreuse à l’égard d’autrui. Mais cette générosité n’est pas unilatérale, elle ouvre à la réciprocité. Pour que l’autre puisse être pleinement reconnu comme un sujet, il faut lui donner la possibilité de donner à son tour. Ce sont ce que je nomme nos « généreuses réciprocités ».

La justice sociale est-elle un des principaux enjeux de ces généreuses réciprocités ?

Le cas de la protection sociale est intéressant en ce qu’elle a pris différentes formes dans l’histoire. Tantôt en mettant l’accent sur une générosité qui s’opère sans réciprocité et qui peut engendrer un ensemble de dépendances. C’est un don certes généreux, mais qui peut se retourner en domination, en paternalisme. A l’inverse, la protection sociale peut prendre la forme d’une réciprocité sans générosité, en considérant que le pauvre doit mériter l’aide qu’on lui apporte, par exemple. Il est soumis à des processus de contrôle, de répression et à l’exigence de contreparties. Il faut réfléchir à cette double exigence de générosité et de réciprocité dans le cadre d’une politique de la pauvreté, en sortant, par la réaffirmation de l’exigence de solidarité, à la fois de la charité mais aussi d’une police de la pauvreté, d’une économie de la pauvreté, qui conduit à blâmer les victimes et à les stigmatiser. La notion de « généreuses réciprocités » pourrait prendre la forme d’un revenu minimum universel, c’est une idée en débat. La question des migrations est également le terrain d’expression de nos généreuses réciprocités : l’hospitalité se donne, se reçoit et se rend. Par la générosité de l’accueil fait à l’autre, s’ouvre un espace de reconnaissance mutuelle entre « étrangers » qui génère des obligations réciproques susceptibles de nouer des liens nouveaux, particulièrement riches.

Pourquoi rapprochez-vous le paradigme du don des théories du « care » ?

Je me suis intéressé aux airs de famille entre le paradigme du don et d’autres paradigmes proches qui insistent sur le côté lumineux de la force du social. Les théories du « care » sont passionnantes dans la mesure où elles considèrent qu’il y a en chacun de nous une capacité à être affecté par la vulnérabilité d’autrui et, en réponse, à porter aide et secours à ceux qui se trouvent fragilisés. Elles ont bien sûr une visée critique : qui effectue le travail du « care » ? Socialement, en termes de genre, de classe et de race, ce n’est pas n’importe qui. Ces théories montrent en quoi le privilège des puissants est de pouvoir considérer qu’ils ne sont pas vulnérables, qu’ils ne dépendent de personne, alors que leur vie quotidienne est soutenue par tout un ensemble invisible des activités du « care ». Or ces activités – s’occuper des personnes âgées, des enfants, des malades, etc. – font tenir le monde social. Mais elles nouent également des relations de réciprocité. Beaucoup de soignants et de travailleurs sociaux avec lesquels je me suis entretenu considèrent que leurs patients, le public qu’ils accompagnent, leur apportent beaucoup en retour, par leur engagement mais aussi par la reconnaissance qu’ils leur apportent. Le fait d’être exposé à la vulnérabilité nous permet de saisir que nous sommes tous vulnérables. Les généreuses réciprocités sont donc aussi au cœur des activités du « care ».

Vous parlez d’« arrangements institutionnels » qui entraveraient la socialité. C’est-à-dire ?

Lorsque l’on considère les mondes institutionnels, on constate qu’il existe certaines formes de division du travail, de hiérarchie, certains systèmes de pouvoir ou de rémunération, etc., qui constituent autant d’obstacles au libre déploiement de nos généreuses réciprocités. Des soignants m’expliquaient que les procédures du nouveau management public mettaient en place des relations avec les patients de plus en plus impersonnelles, anonymes, parce qu’il fallait chiffrer, quantifier. Dans certains dispositifs de gestion, l’appât du don est frustré, laissé en jachère par des mécanismes fonctionnant sur d’autres registres, de l’ordre du marché et de la concurrence, du respect tatillon des protocoles où la relation soignante se perd. Rappelez-vous également du scandale suscité par le management « no affect » chez France Télécom et ses conséquences… Les exemples sont légion.

Que préconisez-vous pour inventer de nouvelles formes d’attachement ?

Je n’ai pas la prétention de pouvoir faire des propositions, c’est le rôle du débat public. Celui des sciences sociales est de proposer des idées, des concepts, des façons de raisonner, et c’est à ceux qui s’y intéressent de se les approprier et de faire des propositions. Si l’on chausse les lunettes du don, on voit le monde social de manière différente. A ce titre, le paradigme des généreuses réciprocités invite à des changements possibles. Ce ne sont pas des idées nouvelles : dès le XIXe siècle, les traditions socialistes puis anarchistes luttaient pour reconquérir les relations contre ce qui peut les dégrader, comme leur marchandisation à travers le capitalisme, contre ce qui peut menacer l’égalité à travers le pouvoir de l’Etat. Dans cet esprit, il s’agit de penser aujourd’hui des formes d’institutions qui restent en prise avec la qualité de nos relations les plus ordinaires et qui n’ont d’autre légitimité que de réaliser, au-delà la singularité de celles-ci, la justice pour toutes et tous. Tel était d’ailleurs le sens de l’engagement politique de Marcel Mauss lorsqu’il appelait à réactualiser et à généraliser ce qu’il nommait l’« esprit du don ».

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