Avec ses pentes douces dont les résidus miniers sont depuis longtemps dissimulés derrière une opportune couverture végétale, le terril « 84 » est considéré par les habitants de la région de Rouvroy (Pas-de-Calais) comme leur « montagne ». A ses pieds, la résidence Patrick-Gozet, un établissement d’hébergement pour personnes âgées handicapées (Ehpa-h), qui accueille principalement des travailleurs d’Esat (établissement et service d’aide par le travail) à la retraite ou des pensionnaires de foyers de vie vieillissants n’ayant pas la possibilité de vivre en complète autonomie. Une soixantaine de seniors en situation de handicap, âgés de 43 à 76 ans, dont l’énergie et la relative bonne santé impliquent un accompagnement quotidien mais très éloigné du « nursing » que l’on peut retrouver dans un Ehpad classique.
En ce début septembre, des coups de maillets résonnent le long des allées fraîchement ratissées du parc où s’ébattent, pêle-mêle, ânesse, poules, boucs et tourterelles. Il ne reste que quelques heures pour monter les deux scènes où se succéderont des concerts et des saynètes costumées, lors du premier festival Go Fest organisé en partenariat avec l’association Handi-Rock-Bike. Ici, une tonnelle abritera le buffet campagnard. Là, un bar entièrement réalisé en palettes de récupération, dans l’atelier installé en fond de cour. A l’endroit même où viendront le lendemain pétarader une dizaine de bécanes rutilantes. Les préparatifs bruissent aux quatre coins de ce bâtiment baigné de lumière, dont l’architecture en étoile permet à la fois d’offrir des espaces conviviaux et de préserver l’intimité des plus solitaires.
« Le maître-mot est l’autodétermination », estime Stéphanie Vue, cheffe de service au sein du secteur « habitat et accompagnement social » (HAS) de La Vie active, rattachée à la résidence Patrick-Gozet. « On s’adapte au rythme de chacun, car nous ne sommes justement pas dans un schéma rigide comme en foyer d’hébergement, où existent les contraintes horaires liées au travail, les rendez-vous médicaux, etc. Ici, nous travaillons surtout le dynamisme des résidents en leur proposant un grand nombre d’activités qui les stimulent, favorisent leur autonomie et maintiennent le lien avec l’extérieur. » Une équipe pluridisciplinaire composée de moniteurs-éducateurs, d’une éducatrice spécialisée, d’une éducatrice sportive et d’une vingtaine d’aides médico-psychologiques multiplie les ateliers, les jeux de plein air, les balades en bord de mer et tout ce qui touche au bien-être (salle Snoezelen, massages, toucher thérapeutique) pour concilier handicap et vieillissement auprès de ces « retraités » aussi actifs que demandeurs.
Un grand panneau coloré, accroché bien en vue dans la salle commune où les uns et les autres se retrouvent au petit déjeuner et au dîner, répertorie les choix quotidiens des résidents. Piscine, équithérapie, peinture, fabrication d’un « géant » en papier mâché à l’effigie de Dany Boon… « En tant que professionnel, je ne vais pas me placer dans une démarche d’apprentissage, sinon davantage dans un travail de maintien des acquis, précise Aurélien François-Eude, aide médico-psychologique au sein de l’établissement depuis son ouverture en 2017. Nous échangeons énormément, souvent de façon informelle, pour connaître leurs envies. Certains souhaitent garder le contact avec leurs anciens foyers, revoir les copains et s’échapper un peu du collectif. J’ai emmené un petit groupe assister à un match de foot ; après, ils sont tous allés dans une friterie, ils étaient ravis. »
La structure accueille en grande majorité des personnes en situation de handicap psychique de plus en plus associé à du handicap social et à des troubles du comportement. « Cette typologie est à la fois liée à la crise de l’offre hospitalière, qui a transféré une partie de la population psychiatrique vers les établissements médico-sociaux, et à l’évolution globale de l’inclusion dans notre société », explique Corinne Helin, directrice du secteur HAS de La Vie active. Les personnes vieillissantes ayant des handicaps plus légers vont ainsi davantage rester à l’extérieur de l’institution, avec un suivi de type SAVS (service d’accompagnement à la vie sociale) ou Samsah (service d’accompagnement médico-social pour adultes handicapés). Un Ehpa-h comme celui de Rouvroy correspond à une population ayant en même temps besoin d’un étayage quotidien et d’un cadre stimulant. Pas totalement autonomes, mais pas dépendants non plus, ils se trouvent à mi-chemin entre le milieu ouvert et l’Ehpad.
L’arrivée à la résidence correspond le plus souvent à un nouveau souffle, une seconde jeunesse. « Des personnes qui étaient très fatiguées, qui souffraient même parfois de problématiques de santé très importantes à la fin de leur activité à l’Esat, ont été transformées en venant ici, constate Corinne Helin. Je pense à un monsieur qui vient d’être admis. On a l’impression qu’il a rajeuni en quelques semaines. Il a même décidé d’aller moins souvent chez sa maman le week-end pour profiter des activités. » Dans l’absolu, les résidents peuvent s’y maintenir jusqu’à la fin de leurs jours, à condition de conserver leur autonomie et de ne pas présenter de pathologies trop lourdes. L’absence de prise en charge médicale oblige néanmoins à réorienter parfois ceux qui commenceraient à souffrir de maladies cognitives ou à développer un début de démence. L’Ehpad est alors la seule solution. Une épée de Damoclès que beaucoup redoutent.
A quelques kilomètres de là, l’unité de vie pour personnes handicapées âgées (UVPHA) de l’Ehpad Le Bon Accueil de Bouvigny-Boyeffles (Pas-de-Calais), qui appartient également au réseau de La Vie active, représente un entre-deux. Intégrée à un Ehpad traditionnel, elle permet à ceux qui ne pouvaient plus rester en foyer de vie de trouver un lieu plus contenant, sans pour autant glisser tout de suite vers le « grand âge ». Généralement plus jeunes et plus autonomes que les résidents des autres unités, les 13 pensionnaires de ce service bénéficient en outre d’un accompagnement éducatif spécifique. « Ils mettent de la vie dans l’Ehpad », se réjouit la directrice, Audrey Larivière. « Monsieur Lecoq et sa passion pour le Racing Club de Lens, par exemple, il nous donne toujours les scores, partage avec les autres. C’est précieux. »
La mélodie entraînante d’un piano électrique s’échappe d’une chambre. Dans l’embrasure de la porte, un couple danse, enlacé, tout sourire. « C’est mon amoureux », glisse avec malice Martine Danel, l’une des résidentes de l’UVPHA en désignant son cavalier. « Il est beau, hein ? » La minute d’après, les yeux de la sexagénaire s’embuent à l’évocation de son enfance, de ses familles d’accueil, de sa maman. Les émotions s’entrechoquent, passent d’un extrême à l’autre, débordent. Marianne Lopez, la monitrice-éducatrice référente, est présente pour rassurer, épauler, changer les idées. « Venez Mme Danel, on va continuer votre ouvrage. »
Installées face à face dans la salle d’activités, la professionnelle parvient à l’apaiser en lui proposant de se concentrer sur un collage minutieux. « Je travaille sur l’autonomie, la socialisation et la stimulation. On essaie de les maintenir le plus longtemps possible. Mais les profils ont beaucoup évolué ces derniers temps. Aux déficiences intellectuelles se sont rajoutés des troubles associés plus difficiles à gérer. » En binôme avec un aide-soignant attitré, Marianne Lopez bénéficie en outre d’un travail en partenariat avec le centre médico-psychologique d’Arras et de l’intervention potentielle d’une infirmière psychiatrique.
Dans le jardin clos de l’Ehpad Le Bon Accueil, ceint des vieilles pierres d’un cloître datant du XIIIe siècle, une dame munie d’un déambulateur en croise une autre accrochée à sa poussette. La première est pensionnaire de l’Ehpad et s’astreint à sa promenade quotidienne pour se dégourdir les jambes. La seconde, admise à l’unité de vie pour personnes handicapées âgées, joue avec un poupon en silicone plus vrai que nature. Leurs parcours sont différents, leur degré de dépendance également, mais elles participeront ensemble à la prochaine soirée « moules-frites ».
Lorsque les soins deviennent trop lourds, la fluidité du dispositif permet aux résidents de l’UVPHA d’intégrer une unité plus traditionnelle ou même l’une des unités de vie « Alzheimer » de l’établissement. « Chaque espace est bien distinct mais tout le monde se mélange au fil de la journée, reprend Audrey Larivière. Notre animatrice mixe d’ailleurs toujours les groupes lors de ses activités ou de ses sorties. Ces collectifs variés permettent à tous d’évoluer. » Et de vieillir chacun à son rythme, sans se sentir stigmatisé.