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La double peine du handicap

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Alors que l’espérance de vie des personnes en situation de handicap s’accroît, leur vieillissement demeure un impensé des politiques publiques. Leur prise en charge relève bien souvent du bricolage ou d’arrangements, voire de placements brutaux, ne tenant pas compte de leurs besoins spécifiques.

« Nathalie, trisomique, a vécu une dernière année de vie éprouvante. Alors qu’elle était logée en foyer de vie non médicalisé depuis 1986, externe au départ puis pensionnaire, la direction nous a fortement incités à trouver un autre établissement. Diagnostiquée Alzheimer en 2020, à l’âge de 54 ans, sa situation était devenue trop compliquée à gérer. La MDPH [maison départementale des personnes handicapées] l’a donc orientée en maison d’accueil spécialisée [MAS] ou en foyer d’accueil médicalisé [FAM]. Nous avons déposé une quinzaine de dossiers, y compris auprès d’un Ehpad, mais à chaque fois les listes d’attente étaient conséquentes. Ou tout simplement les établissements refusaient d’accueillir ma sœur car son cas était trop complexe. Quasi grabataire, elle ne pouvait plus se déplacer seule et était trop énergivore en personnel. Finalement, en janvier 2021, après des mois de déclin et de souffrance, elle a été accueillie en MAS. Elle est décédée dix mois plus tard. Malheureusement, on ne saura jamais le traumatisme qu’on lui a imposé en la coupant de ses repères. »

Ce témoignage est celui de Françoise Marchal, sœur de Nathalie, décédée fin 2021 à 56 ans. Un récit qui éclaire sur les difficultés d’accueil et de prise en charge des personnes handicapées vieillissantes en France. Pour cause : pendant longtemps, les politiques publiques n’ont pas imaginé qu’une personne en situation de handicap pouvait vieillir. Or, grâce aux progrès de la médecine, à une meilleure prévention et à un accompagnement spécialisé, le cas de Nathalie n’est plus une exception. Alors que l’espérance de vie d’une personne trisomique ne dépassait pas 9 ans en 1929, elle est actuellement supérieure à 55 ans. Et pourrait atteindre 70 ans chez un individu sur dix, selon estimations.

Si cette avancée en âge est une bonne nouvelle, paradoxalement, tout reste encore à faire. Le dernier grand rapport sur le sujet – « L’avancée en âge des personnes handicapées », de Patrick Gohet, à l’époque inspecteur général des affaires sociales – date d’octobre 2013. Les statistiques les plus récentes remontent à 2018 (voir encadré ci-contre), mais sont fondées sur des données de 2014. Les personnes en situation de handicap vieillissantes demeurent invisibles. « Chacun reste dans son domaine. Les spécialistes du handicap d’un côté, ceux du grand âge de l’autre. Ce cloisonnement explique qu’il n’y ait pas de politique publique spécifiquement dédiée à ces personnes », constate Amaria Baghdadli, professeure des universités et psychiatre à Montpellier, auteure d’études sur le vieillissement des personnes avec troubles du spectre autistique et déficience intellectuelle.

Autre raison à l’absence de stratégie nationale : l’impossible consensus autour d’une définition. Un travailleur en Esat est-il considéré « vieux » à l’âge de la retraite ? Avant ou après ? Sur quelles bases s’appuyer ? En l’absence d’outils d’évaluation tels que la grille Aggir (qui permet de mesurer le degré de perte d’autonomie du demandeur de l’allocation personnalisée d’autonomie) ou le « Guide d’évaluation des besoins de compensation des personnes handicapées » (Geva), difficile de savoir. « Le vieillissement est individuel. C’est un processus qui varie d’une personne à l’autre car il n’y a pas un mais plusieurs handicaps. Sensoriel, locomoteur, auditif, cognitif, neurologique, social, etc. Pour chaque situation, les répercussions sont différentes », explique Karine Pouchain-Grépinet, conseillère nationale santé à APF France handicap.

« Elles sont toujours “trop” »

« Les personnes déficientes mentales présentent, dès 40 ans, un certain nombre de troubles, de maladies que l’on retrouve habituellement chez des personnes âgées de 79 ans en moyenne », appuie Marine Boisson-Cohen, directrice de la prospective et des études à la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA). « En avançant en âge, les personnes souffrant de déficiences intellectuelles, notamment les syndromes de Down (trisomie 21), ont une occurrence beaucoup plus forte de la maladie d’Alzheimer, et ce, vers 45-50 ans. Il convient donc d’être vigilant à ce moment-là », déclare pour sa part Muriel Delporte, conseillère technique au Creai des Hauts-de-France.

Cette grande hétérogénéité rend la prise en charge difficile. Les structures médico-sociales devant s’adapter aux besoins particuliers de ces personnes sans y être préparées, toutes se renvoient le problème. « Il n’y a pas de filière, de fléchage, de cursus, ni de formation ou de budget spécifiques à ce public qui est hors normes. Ces personnes sont considérées comme trop neurologiques, trop gériatriques, trop psychiatriques, trop sociales… Elles sont toujours “trop” pour le secteur sollicité. Chacun passe son tour. Par conséquent, personne ne s’en occupe vraiment », déplore Jean-Claude Monfort, psychogériatre et directeur pédagogique de l’organisme de formation parisien Afar. L’exemple des foyers de vie, structures non médicalisées, est révélateur. Vers où orienter les personnes qui y vivent et qui, avec l’âge, ont davantage besoin de soins ? Un besoin face auquel les professionnels, dont la mission est plutôt éducative, sont bien souvent démunis.

L’Ehpad n’est pas la solution. « Comme on ne prend pas en charge de la même manière une personne Alzheimer et un handicapé psychique, l’accompagnement diffère selon que l’on est un adulte handicapé de 35 ans, de 65 ans ou une personne âgée dépendante de 90 ans, explique Muriel Delporte. Mettre des personnes handicapées d’une cinquantaine d’années en Ehpad est donc un non-sens. » Un avis partagé par Françoise Marchal. « Au cours de nos recherches de structures, on nous a beaucoup mis en garde contre les Ehpad, surtout en raison du manque de professionnels, en particulier les week-ends. Les personnes handicapées vieillissantes nécessitent un temps d’accompagnement constant et permanent. » A défaut d’avoir la solution, on bricole, et toutes les structures se retrouvent avec au moins un résident en situation de handicap. Résultat : « Leur prise en charge ne peut donc être qu’improvisée par des personnels soignants insuffisamment formés. Cette situation n’est pas viable eu égard au nombre croissant de personnes handicapées vieillissantes. On ne peut pas rester dans ce statu quo », estime Emmanuel Sys, président de la Conférence nationale des directeurs d’établissements pour personnes âgées et personnes handicapées (CNDEPAH).

Politique d’improvisation

Si l’accompagnement en Ehpad est loin d’être optimal, demeurer dans une structure du handicap entraîne aussi nombre de complications. Au sein de ces institutions, les signes de vieillissement « classiques » sont occultés. Les professionnels n’abordent les usagers que par le prisme du handicap, au risque de passer à côté d’un problème de santé majeur, de certaines pathologies graves ou tout simplement de ne pas repérer les premiers signes de vieillissement. « Dès qu’une personne en situation de handicap psychique se rend chez son médecin pour des douleurs, celui-ci les met très souvent en lien avec sa pathologie psychiatrique. La maladie n’est pas détectée à temps et les conséquences sont lourdes. Les personnes psychiatriques ont ainsi une espérance de vie réduite de dix à quinze ans par rapport à la population générale », observe Karine Pouchain-Grépinet.

A l’heure de la co-construction et du pouvoir d’agir des personnes accompagnées « actrices » de leur parcours, celles accompagnées vieillissantes restent sur la touche. « Actuellement, l’offre est encore insuffisante quantitativement et qualitativement pour leur permettre de réellement choisir où elles veulent aller », précise Amaria Baghdadli. La douloureuse histoire de Nathalie l’illustre. « Notre souhait était qu’elle puisse rester dans son foyer de vie. Elle y avait ses habitudes, ses amies, ses accompagnatrices… », raconte sa sœur Françoise.

Pour autant, les choses commencent à bouger. « Une acculturation réciproque naît entre les professionnels du handicap et ceux du grand âge. Un certain nombre de projets innovants voient le jour », note Amaria Baghdadli. Ces dix dernières années, la CNSA et les agences régionales de santé ont financé plusieurs expérimentations d’unités de vie pour personnes handicapées vieillissantes (UPHV) adossées à un Ehpad (voir reportage page 10), à une MAS ou à un FAM. Progressivement, les structures médico-sociales et les pratiques professionnelles évoluent. « Il vaut mieux être en 2022 qu’en 1982 », ironise Jean-Claude Monfort.

Le chantier est d’envergure. « Si nous partons du principe qu’il y a une unicité, un parcours de vie de la personne, il convient de réfléchir à des passages d’une politique à l’autre, écrivait en février 2020 Jérôme Voiturier, directeur général de l’Uniopss, dans une lettre ouverte au gouvernement à propos de la création d’une 5e branche “autonomie”. Nous devons mettre en œuvre un véritable continuum d’accompagnement, du départ à la retraite de travailleurs d’Esat jusqu’à l’entrée éventuelle en Ehpad, en proposant différentes modalités d’accompagnement et une complémentarité de l’offre : soutien à domicile par des services d’aide et d’accompagnement à domicile, développement de solutions d’habitat inclusif, de l’offre de répit, d’établissements plus ou moins médicalisés (foyer de vie, résidence autonomie, MAS, FAM, Ehpad…). »

Des données déjà anciennes

Une enquête de la Drees, publiée en 2018, montre une hausse importante du nombre de personnes handicapées âgées de 50 ans et plus dans les établissements et services médico-sociaux. Leur part est passée de 20 à 28 % entre 2010 et 2014, dernière période disponible. Les foyers occupationnels ou de vie, ceux d’accueil médicalisé et ceux d’accueil polyvalent sont les structures qui disposent le plus de places adaptées aux personnes handicapées vieillissantes, avec respectivement 7 %, 13 % et 6 % de leurs capacités. Les personnes sorties après 50 ans d’une structure pour adultes handicapés ne connaissent pas toutes le même type d’hébergement. Celles venant d’Esat sont majoritairement hébergées en logement ordinaire. Une part non négligeable des personnes âgées de 60 ans et plus auparavant accueillies par une structure pour personnes handicapées rejoignent un établissement pour personnes âgées. Selon la Drees, c’est particulièrement vrai pour les adultes issus de foyers occupationnels, de vie ou polyvalents et de foyers d’hébergement (respectivement 42 % et 37 %).

Et après les parents ?

Globalement, les besoins des personnes handicapées vieillissantes à domicile sont les mêmes qu’en institution. « L’après-parent n’a pas encore été étudié, souligne Luc Gateau, président de l’Unapei. Sur le terrain, beaucoup s’interrogent du devenir de leur enfant à leur mort. » Si, auparavant, les enfants handicapés décédaient avant les parents, l’allongement de l’espérance de vie rebat les cartes. Faut-il les placer, et à quel âge, ou les maintenir à domicile ? « Répondre à ces questions nécessite une réflexion en amont, une anticipation de certaines orientations, l’organisation du patrimoine, de la succession parfois, de la protection juridique des personnes, les informations sur la personne en situation de handicap (ses goûts, ses centres d’intérêt, etc.). Tout cela pour éviter au maximum les ruptures de parcours, extrêmement néfastes », détaille Luc Gateau.

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