Sur toutes les lèvres, la même formule : « Quand on veut, on peut. » Signe que la mobilisation des pouvoirs publics et des citoyens en faveur des déplacés ukrainiens a été, pour une fois, à la hauteur des enjeux. En mars, la France avait déclaré être en mesure d’accueillir au moins 100 000 personnes. Le chiffre, qui tend désormais à se stabiliser, a été atteint au début de l’été. C’est à la fois peu au regard du nombre d’Ukrainiens qui ont rejoint l’Europe (voir page 12), mais déjà plus que les 95 000 demandes d’asile enregistrées l’an dernier. Et c’est surtout un défi, si l’on considère les capacités d’hébergement et de logement réputées saturées dans l’Hexagone.
A cet égard, un premier pari a été gagné : « Aucune famille déplacée n’a été à la rue », estime Djamel Cheridi, directeur de territoires à l’association Aurore, qui souligne l’efficacité du dispositif. Le gouvernement avait fait le choix, d’emblée, de ne pas mobiliser les services de droit commun. « Et ça a été le cas : l’hébergement n’a pas empiété sur l’hébergement d’urgence généraliste ou sur le dispositif national d’accueil pour demandeurs d’asile », confirme Djamel Cheridi. A proximité des points d’arrivée, des « sas d’urgence » – places en gymnase ou à l’hôtel prévues pour une ou deux nuits – ont permis d’assurer l’orientation des personnes vers une structure collective de moyenne durée, un hébergement citoyen, voire un logement dans le meilleur des cas. Où résident précisément les Ukrainiens aujourd’hui ? Selon des chiffres communiqués par la cellule interministérielle de crise (CIC), 18 % d’entre eux occupent un logement autonome ; 13 % sont accueillis dans un hébergement citoyen certifié et 20 %, par estimation, dans un hébergement citoyen spontané ; 15 %, enfin, dans un hébergement collectif (c’est-à-dire un centre de vacances réhabilité, un gymnase avec des lits picots ou des places à l’hôtel). « Pour les autres personnes [soit près de 35 %, ndlr], on ne sait pas, peut-être en Airbnb, peut-être à l’hôtel, avec leurs propres moyens. On travaille pour mieux connaître la réalité des déplacés », indique-t-on à la CIC.
Piloté au niveau national par la délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement (Dihal), le dispositif, coordonné localement par les préfectures, s’appuie sur l’expertise d’une association référente. Dans chaque département, celle-ci a notamment pour mandat d’organiser l’hébergement citoyen et d’assurer l’accompagnement des hébergés comme des hébergeants (voir page 10). Malgré des disparités territoriales, l’organisation a fait ses preuves. Les plateformes d’accueil, présentes dans les métropoles, ont permis d’accélérer significativement l’ouverture des droits. Ce fut le cas par exemple à Villeurbanne (Rhône), avec une file d’attente dédiée ouverte de mars à juillet. En un seul lieu, une kyrielle d’acteurs : l’association référente du département, Forum réfugiés – Cosi, chargée du préaccueil ; les services de la préfecture pour délivrer l’autorisation de séjour ; le bureau de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii) pour débloquer l’allocation aux demandeurs d’asile (ADA). Et, à leurs côtés, des services publics comme Pôle emploi, l’Education nationale ou encore la Caisse nationale d’allocations familiales (Cnaf). « Ce dispositif d’accueil immédiat, sans rendez-vous, a été vraiment exceptionnel et très innovant », souligne Laurent Delbos, responsable plaidoyer à l’association Forum réfugiés – Cosi.
Evidemment, la protection temporaire, dispositif prévu par les textes européens et activé pour la première fois le 3 mars dernier, a joué un rôle décisif dans l’accélération des procédures. Alors que chaque demandeur d’asile voit en théorie sa situation individuelle examinée par l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra), les ressortissants ukrainiens ont bénéficié d’une protection de manière immédiate. « On ne traite pas une demande d’asile comme une attribution de protection temporaire : la première nécessite une instruction longue et complète, avec des bénéficiaires qui ne sont pas forcément détenteurs d’un passeport biométrique comme le sont les Ukrainiens, explique Laurent Delbos. Mais il faudra sans aucun doute s’inspirer de ces pratiques à l’avenir. Rien n’oblige de placer les demandeurs d’asile dans des méandres administratifs complexes, comme c’est le cas actuellement. »
La coordination des acteurs, donc, a progressé. Mais elle aurait gagné en efficacité si l’Etat avait « clarifié le cahier des charges des associations référentes, indiqué ce qu’elles pouvaient déléguer, ce qui restait aux mains des préfectures et ce qu’on pouvait impulser avec les citoyens », estime Nathalie Latour, directrice générale de la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS). « On avait modélisé un système, avec notamment des propositions en termes de gouvernance. Tout n’a malheureusement pas été retenu. » La Fédération des associations et des acteurs pour la promotion et l’insertion par le logement (Fapil) plaide, elle aussi, pour un éclaircissement des missions. « Les attentes de l’Etat n’ont pas toujours été précises, en particulier sur le contenu et l’intensité de l’accompagnement aux familles dans le cadre de l’intermédiation locative [qui permet de louer un logement par le biais d’une association garantissant le paiement du loyer, ndlr], assure son délégué général, Sébastien Cuny. Encore trop d’associations interviennent sans cadrage conventionnel avec les services de l’Etat. Certaines structures se plaignent des financements non réalistes, qui ne tiennent pas compte des spécificités de l’accompagnement des ménages ukrainiens, avec des problématiques inhabituelles de langue, de scolarisation, de santé. »
Les associations pointent également le manque de visibilité financière : « On fait confiance à l’Etat pour accorder des moyens, mais, trop souvent, les engagements sont restés informels, sans cahier des charges. En l’absence de conventionnement, la gestion des ressources humaines s’est avérée complexe, notamment au début, lorsqu’il a fallu faire des avances de trésorerie importante, souligne Laurent Delbos. Sur ce type de crise, une gestion plus sécurisante est nécessaire. » D’autant plus dans une période où le secteur manque cruellement d’attractivité. « On a mobilisé des salariés pour les besoins urgents. Et il a fallu recruter rapidement, avec le risque, quand les flux baissent, de devoir réduire la voilure et d’ajuster. » Sur sa plateforme d’accueil à Versailles, Aurore a engagé de nombreux intérimaires pour compléter ses équipes. Et à chaque recrutement, le même manque de candidatures.
De manière plus générale, l’Etat gagnerait à être mieux outillé pour répondre aux crises d’accueil des migrants : « On en a régulièrement et on a l’impression, à chaque fois, qu’il faut tout recréer. Avoir un plan de bataille, des modèles en place reprenant les enseignements de chaque épisode, permettrait d’être prêt à réagir », défend Laurent Delbos, qui regrette la disparition, en 2015, des centres de transit de Créteil et de Villeurbanne, voués à l’urgence lors de ce type d’exodes.
Six mois après le début de la crise, s’ouvre aujourd’hui une nouvelle phase de l’accueil. D’abord, parce que les illusions quant à la perspective d’un retour rapide au pays se sont évanouis. Chacun se prépare, pouvoirs publics en tête, à une présence ukrainienne plus durable sur le sol français. Dès le mois de mai, la Dihal relevait dans une instruction aux préfets « le risque de rupture » dans les dispositifs d’hébergement citoyen et la nécessité d’accélérer l’accès au logement des Ukrainiens. « Une certaine lassitude s’installe chez les particuliers, qui souhaitent retrouver leur intimité », constate Djamel Cheridi, à Aurore.
Trouver des logements disponibles constitue un éternel casse-tête. « Le parc social a été sollicité, notamment à la périphérie des villes moyennes, là où l’on trouve le plus de logements disponibles. Mais sur les zones les plus tendues [l’Ile-de-France et la région Paca, ndlr], c’est compliqué », constate Sébastien Cuny, à la Fapil. Pour limiter les tensions dans le logement et la concurrence entre les publics, le gouvernement a lancé le plan « Villes moyennes », avec l’objectif d’orienter les familles vers ces territoires. Alors que 5 600 logements ont été mobilisés, la CIC espère en capter 5 000 de plus d’ici début 2023. Il faudra ensuite convaincre les familles, souvent très réticentes à quitter leur lieu d’installation. « Sur les Yvelines, les refus s’exercent même au sein du département, parce que la localisation ne leur convient pas », souligne Djamel Cheridi. Face à ces résistances, le gouvernement entend ne plus proposer d’hébergement après deux refus d’orientation. Le plan a même fait l’objet d’une campagne de communication intitulée « Toute la France vous accueille », vantant l’attractivité de ces territoires.
Revers de la médaille, les efforts que d’aucuns saluent se sont aussi déployés au détriment des demandeurs d’asile et des réfugiés. « Lorsque la préfecture et l’Ofii ont mobilisé des agents pour accueillir les déplacés ukrainiens, ils ont nécessairement dû délaisser leurs missions auprès des autres publics », pointe Laurent Delbos. Conséquence : les demandeurs d’asile ont vu les délais d’ouverture de leurs droits s’allonger. « D’un point de vue légal, il ne doit pas s’écouler plus de dix jours entre le moment où un demandeur d’asile se présente en structure de premier d’accueil (Spada) et sa convocation pour l’enregistrement de sa demande. Dans le Rhône, les délais variaient de trois jours à une semaine avant la crise. En avril et mai, au plus fort des arrivées, ils ont pu dépasser un mois. » Selon lui, le déblocage de l’allocation pour demandeurs d’asile s’est aussi faite plus rapidement pour les Ukrainiens. « On a constaté que l’Ofii créditait plus rapidement les cartes de paiement délivrées aux Ukrainiens qu’aux demandeurs d’asile, les délais variant de 20 à 30 jours pour les premiers, quand les seconds avaient tendance à l’obtenir au bout d’un mois et demi. Ce qui pose de réelles difficultés lorsqu’on se retrouve avec des personnes sans ressource et que l’on doit gérer l’aide d’urgence. »
Le sujet est délicat, qui renferme le piège d’opposer les détresses entre elles. Le constat n’en est pas moins partagé : malgré des statuts différents, les inégalités de traitement sont manifestes. Et elles sont particulièrement visibles en matière d’hébergement. Combien de réfugiés dorment à la rue malgré un statut ouvrant droit à des solutions d’hébergement ? Cet été, Utopia 56 et Médecins du Monde n’ont pas hésité à saisir le tribunal administratif de Paris pour demander l’ouverture des centres d’hébergement dédiés aux Ukrainiens à l’ensemble des personnes à la rue, quelle que soit leur nationalité. Les associations fondaient leur argumentaire sur la présence de places disponibles au centre de la Porte de Versailles. Elles ont été déboutées, la juge considérant qu’il s’agissait d’un « dispositif spécifique » visant à « ne pas saturer les dispositifs de droit commun de l’hébergement d’urgence ».
Sur le terrain, les travailleurs sociaux témoignent de leurs difficultés à accepter ces inégalités. « Le sentiment d’iniquité est fort pour ceux qui voient au quotidien les difficultés rencontrées par les autres migrants et qui, malgré des statuts protecteurs, n’accèdent pas toujours à un hébergement », explique Madeleine Bata, directrice d’activités à Aurore. « Les travailleurs sociaux sont souvent en première ligne face à des familles qui les prennent à partie et expriment leur incompréhension, abonde Nathalie Latour, à la FAS. Si elles n’ont jamais délaissées les autres publics, nos associations sont confrontées à des situations éthiques délicates. »
Un sentiment domine, malgré tout : l’idée que cette crise a démontré qu’il était possible d’accueillir de manière digne et efficace. « On peut trouver des leviers et faire en sorte qu’ils profitent à tous, affirme Nathalie Latour. On a plus à gagner à mieux accueillir plutôt qu’à laisser des situations humaines se dégrader, non sans répercussions sur les finances publiques. »
Les premiers bénéficiaires de la protection temporaire doivent d’ores et déjà renouveler leur autorisation provisoire de séjour, accordée pour une durée de six mois. 5 000 l’ont été en août dernier. Et sauf cas exceptionnels (auteurs de troubles à l’ordre public notamment), il s’agit a priori d’une formalité, l’Etat devant respecter la directive européenne de 2001 qui prévoit l’octroi d’un titre de séjour d’une durée minimale d’un an. Mais pour quelles raisons n’a-t-il pas délivré d’emblée des autorisations d’un an ? « Nous n’avons pas eu de réponse formelle, indique Laurent Delbos, de Forum réfugiés. Mais l’explication tiendrait à l’impossibilité pour le ministère de l’Intérieur de créer en un temps court, dans ses bases informatiques, une durée de séjour qui n’existait pas à présent. » Ou comment faire compliqué quand on peut faire simple.