A dossés aux grilles, la mine tantôt fatiguée, tantôt reposée, de jeunes détenus patientent dans un couloir étroit, au pied des fils barbelés. Ils sont une douzaine, ce vendredi 27 juin. La grande majorité d’entre eux ne dépassent pas la trentaine. Et tous sont incarcérés à la prison des Baumettes, à Marseille, dans la structure d’accompagnement à la sortie (SAS). Ouvert en juin 2018 à titre expérimental, ce bâtiment de 100 places, situé dans l’ancienne maison d’arrêt pour femmes, accueille des détenus condamnés à des peines de moins de deux ans et ceux à qui il reste moins de deux années à purger. C’est le cas de Walid, 22 ans. Les traits adolescents et le ton posé, il explique : « De base, j’ai pris trente mois, mais j’ai bénéficié d’une réduction de peine. » Avant d’intégrer la SAS, le jeune homme a passé plusieurs mois à la maison d’arrêt des Baumettes, appelée « Baumettes 2 ».
Un jury exceptionnel
Avec les 11 autres détenus, il franchit la petite porte au bout du couloir, où ils attendaient depuis quelques minutes. A l’intérieur, le décor a de quoi faire oublier la réalité carcérale. Etendu sur quelque 200 m2, le studio de cinéma Image et Mouvement – comme l’indiquent les grandes lettres blanches incrustées sur le mur noir à l’entrée – est organisé en deux parties. L’une est destinée à la formation aux métiers de l’audiovisuel et aux ateliers de création. Elle comprend une salle de montage, un studio d’enregistrement, un plateau de tournage… « Et la caverne d’Ali Baba ! », lance Walid en montrant une petite pièce où sont empilés caméras et autres équipements. L’autre partie, une salle obscure avec grand écran, projecteurs et sièges rouges, permet de visionner confortablement des films. C’est ici que se déroulent les Ateliers du regard, auxquels participent les détenus volontaires présents en cette matinée estivale. « On est là de 8 h 30 à 16 h 15. C’est un boulot, on n’a plus de vie », plaisante l’un d’entre eux.
Dans le cadre d’un partenariat avec le Festival international de cinéma de Marseille (FIDMarseille), qui se tient chaque été dans la cité phocéenne, l’association Lieux fictifs forme le groupe à la critique de cinéma. L’objectif : permettre aux détenus qui le souhaitent de participer au festival en tant que membres du jury. Après avoir visionné une sélection de films en compétition, ce jury exclusivement composé de personnes détenues aux Baumettes choisira le lauréat du prix Renaud-Victor. L’œuvre gagnante sera ensuite intégrée au catalogue « Images de la culture » du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC). Ce catalogue réunit les 2 000 films que compte le fonds et qui sont proposés aux organismes culturels, sociaux ou éducatifs menant des actions en contact direct avec certains publics(1).
« Aujourd’hui, c’est la dernière séance avant le début du FID », annonce Pierre Poncelet, intervenant de l’association Lieux fictifs, au groupe de détenus dispersé sur la cinquantaine de chaises que compte la salle. « Comme les autres fois, on va regarder un film puis en discuter, à la façon d’un ciné-club, détaille le réalisateur chargé de l’éducation à l’image et à l’audiovisuel, cheveux plaqués en arrière et lunettes vissées sur le nez. Et pour les prochaines séances, ce sera en présence des réalisateurs et réalisatrices. Vous allez recevoir des gens qui viennent de plein d’endroits dans le monde. » La nouvelle enthousiasme les participants : « La salle va être pleine ! », lance Dylan, dont on aperçoit à peine le visage sous la casquette et les cheveux longs. Un look qui lui vaut le surnom de « SCH », à l’instar du rappeur marseillais.
Comme pour chacune de ces séances hebdomadaires, le réalisateur est accompagné de Robin Landreau, régisseur, qui intervient à Lieux fictifs depuis sept ans. Le jeune homme gère l’aspect technique des projections, de l’image au son, en passant par l’éclairage. « On veut leur permettre de voir les films dans des conditions qui se rapprochent le plus possible des conditions extérieures », explique-t-il. « Les projections ne se font pas au rabais sous prétexte qu’ils sont en prison », complète Pierre Poncelet. Des étudiants en master d’écriture documentaire à l’université d’Aix-Marseille participent aussi à l’événement chaque semaine. Aujourd’hui, ce sont quatre filles, qui vont présenter les films et animer le débat après la projection. « Le fait qu’elles soient jeunes facilite l’échange. Naturellement, elles n’adoptent pas une posture professorale. Elles ne sont ni enseignantes, ni réalisatrices, elles transmettent le film. Et cela donne une rencontre et des discussions intéressantes », se réjouit Pierre Poncelet.
Debout sur scène, éclairée par la lumière du projecteur, l’étudiante Maryne Hochart est chargée de présenter le premier film, Sans bruit, les figurants du désert. D’emblée, elle rassure son auditoire : « C’est un film court, il dure une heure et cinq minutes seulement. » Papier à la main, elle ajoute quelques détails ici et là. « Il est tiré de la sélection du FID de l’année dernière et a été réalisé par trois cinéastes originaires de Suisse et de Pologne. Et l’histoire se déroule à Ouarzazate, au Maroc. Je ne vous en dis pas plus, je vous laisse découvrir. » La jeune femme de 24 ans veut maintenir le suspense, mais aussi « ne pas influencer le public. De cette façon, à la fin de la séance, ils pourront livrer leur propre ressenti, sans être orientés par ce que je peux dire », confie-t-elle.
« J’étais plutôt rap »
Les lumières s’éteignent, le film commence. Tourné dans cette ville marocaine à la frontière du désert, il met en lumière des figurants originaires du territoire. La population est habituée à être sollicitée pour participer aux créations tournées dans ce lieu très courtisé par l’industrie du cinéma pour ses décors naturels et sa main-d’œuvre à faible coût. Dans des mises en scène parfois absurdes, où se côtoient cyclopes, dresseurs de moutons, personnages bibliques et stars hollywoodiennes, les figurantes et figurants enchaînent les interprétations de leurs propres rôles. Le visionnage est mouvementé, contrairement au calme plat qui règne habituellement dans les salles de cinéma. Le film n’est pas toujours facile à suivre, ni à comprendre. Conséquence, des rires, des remarques et des imitations rythment la projection. Assis au premier rang, Walid s’est même assoupi. « J’ai tenté, mais je n’ai pas tenu tout le long », lâche-t-il. « En général, on ne regarde que des films assez bizarres, donc celui-ci est l’un des meilleurs », tempère Ryad, 29 ans, le sourire aux lèvres. « C’est vrai, parfois, le film dure deux heures sans aucun dialogue… C’est ça, les films du FID », ironise Walid.
Ces difficultés, Pierre Poncelet en a conscience. « Les cinématographies présentées par le FID, diverses et variées, sont pour la plupart très éloignées des habitudes de spectateurs de ce public-là. Non pas parce que c’est un public de personnes détenues, mais parce que c’est un public de jeunes gens, qui ont une relation au cinéma un petit peu plus commerciale », analyse le chargé de programmation au studio Image et Mouvement. Walid, par exemple, raconte avoir redécouvert le septième art depuis qu’il a rejoint les ateliers menés par Lieux fictifs, en avril dernier. « Avant, ça ne m’intéressait pas. J’étais plutôt branché clips de rap. J’avais même déjà visité des studios d’enregistrement parce que j’ai des cousins qui font de la musique. » Quant à Ryad, son voisin, il a toujours aimé le cinéma. « Quand j’étais jeune, j’ai même pensé à passer un casting, se remémore-t-il. Pour moi, c’était le seul moyen de devenir acteur. Je ne connaissais pas les différents métiers devant et derrière la caméra. »
Légitimité et implication
Au-delà du souhait de faire naître des vocations, l’association Lieux fictifs espère briser les barrières qui peuvent freiner certains de ces jeunes. « On leur montre que ce n’est pas un monde qui n’est pas pour eux. Ils y ont tout à fait leur place. Certes, le film peut ne pas plaire, c’est normal. Mais il peut aussi faire résonner des choses communes. Et l’idée est de les accompagner dans la construction de pensée, dans la libération de la parole et des sentiments », développe Robin Landreau.
Pour ce faire, Pierre Poncelet insiste sur l’accompagnement et la pédagogie : « On fait en sorte de ne pas les laisser sèchement face aux films, en leur demandant juste ce qu’ils en pensent à la fin. L’intérêt est qu’ils puissent construire et exprimer leurs raisonnements en prenant la parole. On essaie de leur montrer qu’ils sont légitimes et que leurs questions sont pertinentes. » Intervenant en prison depuis treize ans, Pierre Poncelet mise sur la présence, pendant la semaine de festival, des étudiants ainsi que des réalisatrices et réalisateurs : « Pour quelqu’un qui n’a pas du tout été touché par le film, le fait de savoir qu’après la projection il va pouvoir discuter avec son autrice et son auteur l’implique beaucoup plus. Puis, dans tous les cas, les projections sont un outil qui permet de montrer la diversité des écritures et des façons de s’exprimer via l’image et le son. »
Une diversité que les personnes détenues perçoivent mais qui ne les convainc pas toujours. A l’image du film qui vient d’être projeté, et dont le générique de fin provoque des soupirs de soulagement et des « enfin ! » au sein du public. « C’était bien filmé, mais je n’ai pas compris la scène du monstre avec le troisième œil. Ça ne donne pas envie d’aller dans le désert, lance Mehdi du fond de la salle. On a quand même bien aimé avec mon groupe. » Lunettes de soleil positionnées sur le front, le jeune homme est particulièrement bavard. Il enchaîne les plaisanteries, avant de se laisser aller à un récit plus intime : « J’ai été ému au moment où il y avait la daronne arabe. Elle me fait penser à ma grand-mère. C’était la même. » Mehdi ne s’attarde pas sur ses sentiments. Assez vite, il endosse de nouveau son rôle de blagueur, tout en laissant échapper quelques vérités crues, enrobées dans une bonne dose d’autodérision. « Moi, pour un truc qui me rapportait 70 € par jour, j’ai pris trente mois de prison ferme. Les figurants, eux, gagnent plus de 100 € par jour. Donnez-moi un poste là-dedans, je prends ! »
Avant de pouvoir explorer ses talents de comédien, Mehdi doit encore purger plusieurs mois. Mais il pourra tout de même avoir un aperçu du monde du cinéma. Le 11 juillet, ils seront neuf participants à sortir de prison pour la cérémonie de remise du prix Renaud-Victor. « Ils ont une permission de sortie pour la journée. Nous irons d’abord dans les locaux de l’association, puis au Mucem [Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée], où se déroulera la cérémonie. » L’intervention sera filmée et montée par les membres de Lieux fictifs, avant d’être diffusée au studio Image et Mouvement. « Comme ça, ceux pour qui il est trop tard pour demander une permission pourront aussi regarder la cérémonie et la prestation de leurs collègues. »
En attendant, à l’issue de la journée de projections, la réalité reprend le dessus. Le groupe de détenus est escorté vers les cellules. Pas d’atelier de cinéma prévu les week-ends. « Mais, au moins, on pourra faire un peu de sport pendant les promenades, vu qu’on les rate les jours d’atelier », se rassurent deux détenus.
(1) A consulter sur : https://imagesdelaculture.cnc.fr.